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Jeudi 5 juillet 2012 à 17:48

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Cassie s’est enfuie. Je savais qu’elle faisait semblant, peut-être que lorsque je l’abandonnais quelques heures, lorsque j’allais voir un film pour séduire le caissier, lorsque je rendais les danseurs et les danseuses fous de désir dans les night-clubs pour le plaisir de les voir ramper, peut-être qu’elle lisait, peut-être qu’elle sortait, peut-être que dans son silence elle préparait son plan d’action, peut-être qu’elle répétait mes paroles pour couvrir ses pensées traitresses.
Je me suis toujours demandé comment on faisait pour retrouver quelqu’un. C’est tellement vaste un monde. C’est le moment de le découvrir. J’ai enfin une proie à pourchasser.

Jeudi 5 juillet 2012 à 17:46

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Elle était assise à l’autre bout du banc, tout au bord, droite, rigide, comme une fille de bonne famille qui aurait reçu un « tiens-toi droite » comme un coup de fouet. Elle ne semblait pas se soucier de la pluie fine qui perlait ses cheveux. Elle était comme d’habitude, elle était elle-même, si j’ose dire : elle était absente. Ma princesse, ma poupée de porcelaine, ma marionnette et mon enfant. Depuis que je l’avais sortie de l’hôpital, elle avait désappris à se nourrir, s’habiller, elle ne savait plus dormir non plus, elle passait des heures à regarder le plafond, allongée sur le lit où je l’avais étendue. Au début, j’ai cru que c’était le choc du changement, le nouvel environnement, loin de l’hôpital où tout était cotonné, rembourrée pour éviter les chocs : couleurs pastel, musique d’ascenseur, jours qui se ressemblent, nourriture insipide. Je pensais que c’était une chance, que je pourrais la façonner comme mon enfant, mais elle ne faisait aucun progrès, comme si elle me défiait.
 ***
Je me demande ce qui se passe dans la tête de Cassie. A quoi peut-elle penser toute la journée ? moi je deviendrai fou à rester en tête-à-tête avec moi-même en permanence, sans jamais rien faire d’autre que regarder le plafond, comme s’il avait des secrets à me révéler. Même la fenêtre semble la désintéresser, comme si le vaste monde la laissait indifférente, comme si elle ne pouvait pas se laisser happer par le spectacle des pulsations urbaines, comme si le flux des voitures dans les artères de la ville n’était pas le plus beau spectacle qu’elle ait jamais vu. Je ne sais combien de temps elle est restée enfermée à l’hôpital, elle ne semble pas en être sortie, enfermée dans ses propres rêveries hallucinées. Cassie n’est toujours pas là, repassez plus tard. Moi je deviendrai fou sans le chaos et la fureur, sans courir (après qui ? après quoi ? pour fuir quoi ? toutes les vies que j’ai réduites en poussière ? elles se sont éteintes depuis longtemps car je cours plus vite que l’horizon). L’inactivité, voilà ce qui me fait peur. Si je m’arrête, je vais me dévorer, car je suis affamé, il y a si longtemps que je suis affamé, il y a un démon en moi qui engloutit la nouveauté, les livres et les rêves, il y a un démon qui s’ennuie.
Cette époque me déprime, il y a quelques décennies encore je devais me battre pour le nourrir, je courrais le vaste monde pour rencontrer des sauvages et des étrangers, pour brûler des bibliothèques, et quel périple pour les atteindre, toutes ces singularités qui me distrayaient de moi-même. Mais aujourd’hui tout est tellement facile, à portée de main. Même lire devient fatigant car je connais toutes les intrigues et je moque des mathématiques, je ne crois plus aux sciences depuis que je suis immortel, je rêve du remède qui pourra me guérir. Je ne sais plus me concentrer. Il n’y a guère que les humains qui me fascinent encore parfois, englués dans leur toile ils se débattent, ils veulent atteindre le sommet sans se rendre compte que la seule chose qui les y attend c’est l’araignée.
Alors bien sûr j’essaie d’en sauver certains, leur apprendre à courir, les tailler à mon image sans ternir leur éclat propre, ce qui les distingue de moi, hommes ou femmes, les élus, mes Ophélie. Mais tous se sont brisés, tous étaient trop faibles pour la vie éternelle. Comment Cassie fait-elle pour ne pas être lassée d’elle-même ? peut-être qu’elle est cassée, qu’elle a perdu les mots, qu’elle a perdu le sens, pâle écho des autres, un reflet. Ou alors elle fait semblant, elle a fait semblant toutes ses années, peut-être qu’elle joue aux échecs contre elle-même et peut-être qu’elle gagne. Et alors ce n’est pas un diamant, c’est un soleil, un être enfin à ma mesure. Un être qui ne sera pas ébloui par moi, un être qui me résiste. Mais comment la séduire si elle ne m’écoute pas, réfugiée en elle-même ?
Peut-être qu’elle rêve, fascinée par sa propre imagination. Dans le rêve on peut être avec tant d’intensité, le corps et toutes les pensées parasites disparaissent, il n’y a plus passé ni futur, il n’y a que l’instant présent, un éclat en plein cœur plus que tous les boucliers qu’on érige autour de soi disparaissent et tout parait tellement intense. Je n’ai connu l’absolu que dans le rêve et il y a longtemps que je ne rêve plus. Il parait que pour rêver il faut avoir une âme.
Si elle ne se réveille pas bientôt, je crois que je vais la tuer. Car rien ne me fait plus saigner que d’attendre.

Vendredi 6 mai 2011 à 17:04

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Echolalie. C’est comme une chanson qui porte ton nom, Cassie. Tes yeux m’ont dit « rejoins-moi de l’autre côté » et depuis je n’en peux plus de te suivre. Quand je t’ai rencontrée, j’étais comme fou. Une Ophélie était morte par erreur, par ma faute, on m’avait pris pour un dingue et j’avais été enfermé à l’asile peu à peu je reprenais le contrôle sur moi-même, je me sentais presque comme un humain. As-tu déjà eu cette sensation merveilleuse de sentir tes pensées claires à nouveau ? J’espère que je t’ai fait renaître.
Tu étais toujours sur le même banc au fond du parc de l’asile, tes yeux lointains ne semblaient pas voir la pelouse vers laquelle tes yeux étaient toujours rivés. Ta compagne de chambre te murmurait des secrets en peignant tes cheveux, tu répétais tout distraitement, à voix basse.
Je ne sais pas ce qui m’a poussé à m’approcher de toi : tes yeux de porcelaine, tes cheveux comme de la soie ou ton allure de marionnette aux fils coupés.
J’ai attendu que ta colocataire s’éloigne quelques instants pour m’installer à côté de toi. Tu n’as pas paru avoir conscience de ma présence à l’époque tu n’avais l’air d’avoir conscience de rien. J’ai pris ta main et brusquement tu m’as jeté un regard perçant, c’est la première fois que je te voyais sortir de ta catatonie. Et puis tu t’es éteinte et ta tête a dévié sur le côté à nouveau. J’ai alors su que tu étais celle que le destin plaçait sur ma route pour me sauver, une fois encore.
Je laissais mes doigts courir sur tes bras nus, tu ne semblais pas t’en rendre compte, tu te laissais faire et moi je me demandais comment j’allais faire de toi une Ophélie alors que tu ne semblais même pas m’entendre. Ta voisine de chambre est revenu, elle s’est mise à crier, visiblement contrariée qu’on lui ait emprunté sa poupée préférée mais moi non plus je ne l’entendais plus, tu prenais toute la place.
J’ai gracieusement cédé ma place, en réfléchissant à un plan. De toute façon, tu étais coincée là-bas et moi aussi.
J’ai commencé à m’assoir à votre table lors des repas, ta protectrice grimaçait et tu répétais nos invectives d’un ton monocorde. Et si elle se mettait en rempart entre toi et moi, elle ne pouvait pas m’empêcher de te regarder. J’y passerais des heures.
Après quelques semaines, je n’avais toujours pas d’idée géniale pour te sortir de ton sommeil. Je décidais que si le psychiatre de l’institut ne s’en sortait pas, il n’y avait pas de raison que je m’en sorte mieux. Ce n’était qu’une question de temps. Et du temps, j’en ai toujours eu à revendre.
Un jour, profitant de la séance hebdomadaire de ta colocataire, je me suis glissée dans votre chambre.
Tu étais assise sur le bord du lit, les yeux rivés vers une photo sans doute vendue avec le cadre, les mains croisées sur ton giron, en attente. J’étais seul avec toi, je regardais ces yeux qui ne semblaient ne plus rien vouloir observer, et soudain j’ai été empli d’un désir immense de cet objet que je ne pouvais pas posséder, que personne ne pouvait posséder. Mais tu étais là, à portée de main, je pouvais te prendre si je le voulais, tu ne dirais rien, personne ne saurait rien… J’étais déjà penché sur toi, mon visage près du tien, sur le point de t’embrasser, tes yeux regardaient ailleurs, comme si ça t’était égal (après tout ce n’était que ton corps, le corps dont tu étais prisonnière, et avec lui la réalité), brûlant comme je ne l’avais pas été depuis des siècles, presque humain.
Mais j’ai suspendu mon geste, j’ai passé mon bras autour de tes épaules et j’ai recommencé à te parler de mes Ophélie, profitant de notre rare intimité. C’était un matériau trop brut encore et trop parfait pour que je risque de l’abîmer d’un coup de burin hâtif. Ce n’était amusant que si c’était toi qui en avais envie. Pourtant, tu avais rallumé un feu que j’avais longtemps cru éteint.

Dans les mois qui suivirent, après que j’ai le sentiment que tu t’étais habituée à ma présence, j’ai décidé de prendre mes distances. Ta colocataire ne masqua pas sa satisfaction, mais je guettais surtout les signes de manque, de désarroi sur ton visage mais tu étais aussi éteinte qu’à l’ordinaire. Ce n’est que quelques jours plus tard que ta camarade vint me trouver « il faut que tu reviennes, elle ne parle plus. ». Après quelques hésitations pour la faire enrager, je me décidais à la suivre. Arrivé à ta hauteur, je fis signe à ta compagne de s’éloigner, ce à quoi elle consentit en trainant des pieds. D’un geste triomphant, j’ai replacé une mèche rebelle derrière ton oreille en te chuchotant quelques paroles rassurantes, que tu as répétées d’un ton chantant. J’avais gagné une bataille.
A partir de là, je décidais qu’il était temps de quitter l’hôpital. Je savais que ma sortie risquait de tarder (les faux papiers finissent toujours par vous causer des ennuis mais les gens ont tendance à ne pas me prendre au sérieux lorsque je leur tends un certificat de naissance datant l’ère élisabéthaine) et puis je me disais que sortir de l’hôpital te ferait peut-être faire des progrès.

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