Une fois arrivés, j’ai couru jusqu’aux appartements de notre chef, l’âme la plus ancienne et la plus sage que je connaissais. Si une telle chose s’était produite par le passé, il le saurait.
Je suis entré sans même frapper, Tara toujours sur mon épaule. Notre maitre a eu l’air furieux de cette intrusion, j’interrompais visiblement une réunion importante mais en voyant mon visage il dut comprendre que c’était important car il congédia ses compagnons et m’invita à m’assoir à ses côtés. J’ai étendu Tara sur un tatami, elle s’était rendormie. J’ai entrepris de résumer les événements de la nuit, mêlant compte-rendu de la bataille et récit de l’étrange phénomène.
Mon rapport achevé, l’ancien resta silencieux de longues minutes mais je ne pus m’empêcher de lui demander s’il avait déjà vu une pareille chose. Il secoua la tête, en ajoutant qu’il n’avait jamais rencontré d’âme capables de voir les auras non plus.
Il finit par déclarer « ça me semble évident. Une âme aussi jeune, humaine qui plus est, n’est pas prête à recevoir la masse de souvenirs d’un shinigami. Est-ce que lorsque vous vous touchez, vous échangez les souvenirs ultérieurs à votre rencontre ? ». J’ai fait signe que oui.
Notre maitre a paru contrarié par cette nouvelle, il m’expliqua qu’il pouvait sceller une partie ou l’intégralité des souvenirs absorbés par Tara mais que cela ne servirait à rien si le flot ne pouvait être endigué. J’ai répondu que de toute façon, je n’avais qu’à ne jamais la revoir, mais Tara a poussé un gémissement, comme si elle avait entendu, et le patriarche a souri avec circonspection, comme pour dire « la demoiselle n’a pas l’air d’accord ».
Il est parvenu à réveiller Tara et lui a expliqué son interprétation du mal qui la rongeait. Il a alors appliqué sa main sur le front de la jeune femme pour sceller les souvenirs les plus récents (avec son accord) mais au moment où ils se sont touchés, elle a murmuré « les fils d’or » et des larmes rouges ont zébré ses joues. L’ancêtre a retiré prestement sa main. « Je viens de recevoir des souvenirs qu’elle a de toi et je suppose qu’elle a capté des souvenirs que moi, j’ai de toi. Le phénomène semble prendre de l’ampleur. Tant pis pour le sceau. Tu est réveillée petite ? Bien. Je ne pense pas qu’il y ait des remèdes miracle à votre situation Il faut que vous appreniez vous-même comment maitriser ce lien. Je vous conseille de vous reposer et de passer du temps ensemble pour découvrir ce moyen, je vous aiderais ensuite à effacer l’excédant de souvenirs. »
Elle a alors pris la parole « la seule manière de s’en sortir, à mon avis, c’est de se toucher et moi je vais essayer d’interrompre la connexion entre les fils d’or. Ce pouvoir est lié à moi apparemment, donc tout ce que tu as à faire, c’est de patienter pendant que j’apprends à le contrôler. » et elle a placé sa main devant elle, à la verticale. J’ai placé ma paume contre la sienne, avant d’entrelacer nos doigts. Elle a sourit devant ce petit geste d’acceptation de notre liaison. Elle a rejeté la tête en arrière, j’ai reçu le souvenir de l’instant précédent, la douleur de sentir un nouveau souvenir alourdir le poids de sa mémoire et la douceur de ma peau, le plaisir qu’elle tirait de cet instant avec moi, et elle a tenté de lutter contre le lien pendant un long moment. Elle s’est rapproché de moi, sans doute sans s’en rendre compte, j’ai senti sa jambe contre la mienne, alors je me suis penché vers elle et je l’ai embrassée, presque malgré moi.
C’était la première fois que j’étais assez proche de quelqu’un pour faire une chose pareille.
Bientôt quelque chose a cédé en moi et je l’ai portée jusqu’à mon lit. Je commençais à croire à son histoire d’âmes sœurs, car c’est à cela que cela ressemblait.
Le lendemain, à voir son visage apaisé émergé des couvertures, je me suis dit que l’origine de son mal, c’était peut-être moins la quantité de souvenirs que le fait que je rejetais ce fil qui nous unissaient malgré moi. À présent, les fils d’or n’avaient plus besoin de la ronger, de nous transmettre les souvenirs de l’autre : notre connexion existait, elle n’avait plus besoin d’étincelle de départ.
Pour ne pas la réveiller, je suis sorti à pas de loups et j’ai averti le chef que selon moi, elle était guérie. Il a accueilli la nouvelle avec un petit sourire malicieux et m’a enjoint à me présenter avec Tara dès que possible pour alléger un peu les connaissances que nous avions l’un de l’autre.
« Peut-être que ce n’est pas sur les fils d’or que je dois agir… Peut-être que c’est quelque chose qu’on doit faire tous les deux… »
Elle s’est assise sur le bord du lit, chancelante, et elle a tendu les mains devant elle en me disant « imagine un mur entre nos deux paumes, visualise-le bloquer le flux des souvenirs ».
Elle a pris une inspiration en fermant les yeux, nous avons joint nos mains et elle a doucement expiré. Lorsqu’elle les a rouvert, il y avait dans son regard un éclat de triomphe.
« Les fils ! Les fils !
- Quoi, les fils ?
- Ils sont rouges ! Je crois que cette fois, c’est bon ! »
J’ai fait quelques pas dans le couloir et j’ai échangé quelques mots avec mon vice-capitaine, pour créer un souvenir neuf. J’ai rejoint Tara et j’ai posé mes lèvres sur les siennes avec appréhension mais rien ne s’est passé. Ses yeux scintillaient.