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Ils avaient fini par trouver un rythme, par trouver leurs marques. Il n’est pas si facile de voir des gens avec qui on n’a plus d’ami commun, aucun lien, sinon une attirance sourde, vibrante. Vous savez comment c’est. On se dit qu’on va les appeler, et puis on y pense pas, et puis après on a trop honte pour les appeler. C’était elle qui avait ravalée sa fierté, qui avait insisté pour qu’ils se voient, après un an de silence, qui le relançait encore et encore. Au début il ne pensait jamais à la rappeler. Et puis, à force, elle avait réussi à s’imposer dans sa vie, à faire partie de son horizon de pensée. Bien sûr ils ne se voyaient pas souvent, pourquoi l’auraient-ils fait ? Cela aurait été encore plus dur, s’ils se voyaient souvent. Et difficile à justifier. Suspect. Et puis cela aurait gâché la surprise, pour le moment où ils seraient enfin disponibles l’un pour l’autre.
Elle avait instauré un rituel. Là encore, c’était elle qui l’avait imposé. C’était toujours elle qui faisait le premier pas, qui parlait des choses qui fâchent ou qui dénudent, elle se mettait en danger, encore et encore, alors elle voulait une compensation. Comme une garantie. Parfois, au cours de la conversation, elle posait le coude sur la table du café où ils s’étaient installés, l’avant-bras et la paume à la verticale, offerte. Et il apposait sa paume contre la sienne. Sans croiser les doigts, sans emprisonner sa main dans la sienne. Ce geste, ces paumes juxtaposées, c’était celui de prisonniers séparés du monde réel par une vitre, c’était un geste ni intime ni distant, un geste que personne ne faisait, c’était leur geste, c’était tous leurs baisers dessinés dans le vent, leurs étreintes de sable, les promesses dissoutes dans leur sang et leurs déclarations muettes, leur impatience avant un rendez-vous et la joie de se voir, douce-amère, la brulure de l’absence, c’était leurs espoirs et leurs rêveries qui voudraient prendre chair, leurs regrets et leur déchirement, c’était tout ce qu’ils ne voulaient pas se dire, tout ce qu’ils ne voulaient pas faire ensemble.
Peu de gens ont la chance de rencontrer un véritable grand amour. Lui en avait rencontré deux, presque en même temps. Croire qu’un seul être peut nous combler pleinement est une illusion. Une personne comporte trop de facettes pour qu’un seul être puisse toutes les contenter, toutes les compléter en même temps. Voilà comment on peut aimer deux êtres profondément, passionnément. Mais par honnêteté, par respect, il refusait de se diviser en deux, de vivre en contrebandier. Cela convenait à la jeune femme. Elle enchainait les aventures sentimentales, avec enthousiasme et intensité, avec passion, fureur, impatience et douleur. Elle était une aventure. Pourquoi sacrifier sa fuite pour un grand amour indisponible ? Pas tout de suite. Alors elle lui demandait sans un mot de poser sa paume contre la sienne. Pour dire « bientôt… », pour dire « ce n’est qu’une question de temps », pour dire « un jour nous serons l’un à l’autre ». En silence. Parce que ce serait triste et que ce serait comme une trahison. Et parce que ce jour, où ils seraient enfin réunis pour de bon, n’arriverait peut-être jamais.