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Mercredi 1er août 2012 à 21:32

Ce que j’aime dans le job d’été, c’est que c’est bien plus folklorique que se dorer la pilule au bord de l’eau. On devrait pouvoir faire les « perles des dossiers d’inscription », comme il y a les perles du bac.
Déjà, il y a les noms. Les noms étrangers sont une forme de distraction en soi, comme cette suite de 17 lettres apparemment aléatoires, notre record. On peut également constater l’essor de l’héroïc fantasy en France (avec la jeune Galadriel, dont le scandaleux deuxième prénom est Josée), des jeux vidéos (avec Zelda) ou des produits de divertissement américains (avc Beverly Fatima, Huntington à elle toute seule).
D’ailleurs il y a des inscriptions traitresses. Par exemple, deux sœurs aux noms et prénoms asiatiques qui s’inscrivent en même temps, sans prévenir. On commence à chercher le nom de famille sur la base de données, on finit par trouver un truc qui semble suffisamment imprononçable pour qu’elle n’ait pas d’homonyme, le montant du chèque colle, on finalise l’inscription avec le sentiment du devoir accompli. Quand plusieurs dossiers plus tard, surprise ! quasiment le même dossier, même nom exotique, photo ressemblante et chèque rédigé de la même main. On se dit que la jeune fille a déposé deux dossiers par erreur ou qu’elle l’a envoyé en deux fois… que nenni ! le prénom est différent, on a inscrit Yin au nom de Yang. Cela dit, elles l’ont bien cherché.
Les photos sont sympathiques, évidemment. Je vous épargne la description par le menu des traditionnelles têtes de tueur, les photos arty en noir et blanc, les zooms pixélisés sur des photos de vacances et les photos identiques en plusieurs format, des fois qu’on ait envie d’encadrer la plus grande et de la mettre sur son bureau. Je préfère vous parler de Josiane (pour préserver sa dignité, son prénom a été modifié), 60 ou 70 ans, qui joint à son inscription en guise de photo un tract en couleur de sa chorale, où on peut la voir sous différents angles avantageux, ma préférée restant sans doute celle où on la voit avec une guitare électrique et un chapeau rouge pailleté, et du même coup apprendre des choses qu’on aurait préféré ignorer sur Josiane. Bref, on aurait dit que Josiane cherchait à faire de la pub pour sa chorale plutôt qu’à s’inscrire.
Ce que j’ai préféré, cependant, ce sont les chèques, car le chèque est un chemin semé d’embûches : il faut écrire le montant en chiffre ET en lettres (et c’est compliqué 1/ d’écrire le même et 2/ d’écrire correctement. J’en profite pour faire une petite page de publicité orthographique : 5 ne s’écrit pas cinque), il faut écrire un ordre (et le bon) et enfin il faut signer (notons que la date et le lieu sont optionnels pour de nombreux étudiants). Pour l’ordre, on observe deux attitudes diamétralement opposés. Il y a ceux qui ont peur de faire une bêtise et qui laissent l’ordre totalement blanc. Merci pour l’arrondissement de fin de mois, je vais me payer un nouvel appareil photo avec ça. Et à l’inverse il y a les flippés qui mettent carrément du scotch sur l’ordre par peur qu’on le modifie. C’est vrai que si je raye « agent comptable de l’université » pour écrire à la place « Alice MacAdam » ce ne serait pas du tout suspect, ils ne verront rien venir à la banque. Après, il y a ceux qui font des erreurs. Il y a les ex-lycéens qui viennent de recevoir leur premier carnet de chèques et qui écrivent « l’ordre de l’agent comptable », c’est très mignon. Il y a même l’étudiant étranger qui vient de recevoir son premier chéquier français et qui écrit « université (agent de l’ordre) », sans doute pour subvenir à l’entretien de l’hypothétique service d’ordre de l’université. Il y a aussi des boursiers qui ont très bien compris qu’ils ne payent que la médecine préventive et qui mettent le chèque à l’ordre de la-dite médecine préventive. Il y a aussi des non-boursiers qui ont compris qu’ils payaient la médecine préventive en plus du reste et qui font donc deux chèques : un pour l’agent comptable de l’université et un pour la médecine préventive. Pauvre médecine préventive, non seulement elle ne pourra jamais encaisser les nombreux chèques qui lui ont été adressés parce qu’elle ne forme pas une entité susceptible d’ouvrir un compte bancaire, mais en plus il n’a pas les moyens de se payer un agent comptable. Il y a aussi ceux qui économisent de l’encre et qui écrivent simplement « université ».
Enfin, il y a la signature. Déjà, il y a ceux qui l’oublient, évidemment. C’est dommage d’avoir réuni les nombreuses pièces dont le ministère de l’éducation supérieure est avide et de se voir néanmoins son dossier renvoyé à cause de ça. Il y a ceux qui appellent à la fraude et qui signent simplement de leur nom, pas stylisés. Enfin, il y en a même un qui signe d’un gros tourbillon à 30 tours, qui tient plus du « mon stylo n’a plus d’encre » que « je viens d’apposer ma signature sur un document officiel ».
L’étudiant a deux caractéristiques : il veut tout pour avant-hier et il veut payer après-demain. Par exemple, il y a des étudiants qui datent leurs chèques de la fin du mois. Très bonne idée ça. Et nous, on fait quoi ? on le met dans la boite « à inscrire à la fin du mois, pile au moment où on essayera de boucler tous les dossiers en attente » ? il y a aussi ceux qui mettent des post-it, pour demander un délai. Au risque de briser leurs illusions, en général on les enlève et on adresse le chèque à la compta, la maison ne fait pas crédit. Non mais vous imaginez « bon je vais acheter ce pantalon hors de prix, là. Ça vous ennuie si je le paye plus tard ? » ou « je voudrais réserver une place très convoitée. Comment ça il faut payer cette place ? jamais tu m’entends ? ». Comme cet étudiant qui a laissé gentiment un petit mot pour demander si on pouvait encaisser son chèque en septembre. Bien sûr, il vous faudra des gâteaux avec ça ?
Dans le genre « il me faut tout pour avant-hier », on a eu une étudiante qui demandait à ce qu’on lui délivre sa carte de l’année dernière, elle ne l’aurait jamais reçue. Certes, on ne comprend pas très bien pourquoi elle aurait besoin de sa carte plutôt qu’un certificat de scolarité, quelque soit le service administratif tatillon qui la demande, mais pourquoi pas. Mon collègue va pour lui faire sa carte. Seulement, il ne la trouve pas dans la base de données de l’éditeur de cartes. Il demande de l’aide à sa collègue, qui ne la trouve pas non plus. Commence alors une chanson à trois couplets chantés par ma collègue : « il fallait vous y prendre avant, ça fait un an que vous auriez dû réclamer votre carte », « vous pouvez vous inscrire à l’école doctorale et on vous fera une carte pour cette année » et « c’est trop tard, on peut plus rien faire ». La mélodie est scandée par le refrain de l’étudiante « j’ai besoin de ma carte de l’année dernière ». elles ont chanté ça en boucle pendant 10 minutes, avant que ma collègue n’introduise un nouveau couplet, autour duquel elle introduit des variations autour de « je vous demanderai de sortir, il y a des gens qui attendent » pendant encore 5 minutes avant d’en être débarrassé.
Dans le genre, on a eu une étudiante tout à fait sympathique, d’un âge respectable et affectée de légère démence sénile de toute évidence. Elle est entrée dans le bureau après que la responsable du service, excédée, l’ait poussé dedans. Elle a commencé par expliquer qu’elle n’était pas sûre de pouvoir se réinscrire, parce qu’elle n’a pas pu passer les examens de L1 les trois années précédentes pour raisons de santé et qu’il fallait que nous fassions le nécessaire. On lui explique qu’il n’y a pas de problème. Elle demande à ce qu’on lui mette un dossier papier de côté. Normalement on ne peut pas mais pour s’en débarrasser on lui dit qu’on le fera. Elle demande une exonération des frais d’inscription. On lui dit que c’est le bureau d’en face. Là, elle bondit sur ses pieds en s’exclamant « je ne l’ai pas dit à Mme la responsable ! je vais le dire à Mme la responsable ! ». On la retient de force. Elle demande alors à ce qu’on remplisse le dossier d’inscription avec elle, parce qu’elle n’est pas sûre d’y arriver seule. On se demande un peu comment une personne qui n’arrive pas à remplir un dossier d’inscription pour la quatrième fois pourrait apprendre une nouvelle langue. Toutes ces demandes e explications sont ponctuées de plaintifs « Madame… Madame… » et sont répétées plusieurs fois. Ma collègue essaye de lui faire comprendre que peut-être elle abuse un peu et prend ostensiblement en charge un autre étudiant, un qui a vraiment besoin de son aide, pour lui faire comprendre qu’il serait peut-être temps d’embêter quelqu’un d’autre dans le bureau en face. Encore sept ou huit « madame… » et elle finit par obtempérer. Elle n’obtiendra pas sa demande d’exonération.
Ce boulot m’a appris qu’être belle, ça marche, à voir l’empressement de certains de mes collègues à aider les jolies étudiantes. J’ai également pu explorer une différence fondamentale dans l’éducation sexuée des enfants : contrairement à ce qu’on croit souvent, ce sont les hommes qui sont incités à choper la diarrhée verbale, si j’en crois les nombreux commentaires appréciateurs sur les jolies étudiantes qui viennent de sortir du bureau, les jolies filles croisées à la pause déjeuner, voire les étudiantes jolies si on en croit sa photo d’identité. De même, des allusions à de nombreuses maitresses ont été glissées, un collègue ayant à appeler une jolie (d’après photo) étudiante a été abondamment charrié et des blagues sexistes ont été lancées. Mais pas de panique, ils sont féministes.

Jeudi 19 juillet 2012 à 20:43

Un orage traverse le ciel tranquille de l’université fermée. Coup de théâtre imprévu en plein mois de juillet, on apprend que l’université n’a pas les moyens de renouveler les contrats des abeilles en septembre et octobre contrairement à ce qui avait été dit.
Ça commence comme l’annonce d’un décès : une responsable prend deux vacataires dans son bureau et leur annonce la nouvelle, le visage grave. Rien ne va plus vite que la lumière, sauf les mauvaises nouvelles, qui obéissent à des lois propres. En deux minutes, tout l’étage est au courant. Chacun y va de son petit commentaire, passant par les stades du deuil : le déni (« non mais vous plaisantez. C’est une blague. Non ? Non ?! »), la colère (trop long pour être reproduit ici), le marchandage (ou du moins le chantage à coups de « c’est pas bien ») ne saurait tarder et l’abattement résigné. Beaucoup d’agitation, de bruissements, de récriminations contre les supposés responsables (responsables de rétention d’information, car le vrai drame, c’est peut-être moins l’annonce du changement de programme que son annonce tardive), d’hypothèses sur le pourquoi et le comment. Impossible d’exprimer une opinion autre que très consensuelle et très scandalisée. Personne n’est à son poste de travail et le couloir est la nouvelle place to be, on commence à organiser la résistance. Une abeille est pendue au téléphone pour tenter de trouver un autre travail pour les mois à venir.
Les abeilles organisent une réunion d’urgence après le travail pour monter un plan d’action, pour prévenir le président de l’université, les médias, le monde. Une lettre émerge, entre hurlement et politiquement correct, pour informer le président qui de toute façon a les mains liées. Il est gentil mais profondément inefficace. Une copie sera envoyée à tout l’organigramme. On ne sait pas trop ce qu’on en attend, puisque les caisses sont vides, mais on crève l’abcès et on signe une lettre dans laquelle on ne se reconnait pas, par soutien du groupe, pour ne pas se faire piquer. Pendant ce temps, les administratifs organisent une réunion d’urgence pour savoir comment gérer la crise (pas le bourdonnement des abeilles lâchement jetées hors de la ruche, mais les mois à venir, en sous-effectif).
Un administratif du genre peste, genre Eris se nourrissant du chaos, profite du climat pour encourager les abeilles à la révolution.
Certains administratifs se résignent déjà, refusant cependant de donner de leur temps et de leur personne pour compenser la bavure budgétaire. Les abeilles aussi, affirmant qu’elles ne sont pas là pour faire des vagues et foutre le boxon (de toute façon, elles ne feraient que se heurter au caoutchouc bureaucratique), mais pour faire leur travail et remplir leur bol de riz. Tout n’est pas perdu, il y a un pot à la fin du mois. Mais le bourdonnement demeure.

Vendredi 13 juillet 2012 à 13:55

En travaillant comme abeille en université, j’ai découvert une sensation inédite par rapport à mes précédents boulots d’été. Quand on est fourmi en librairie, on rampe devant les clients. Quand on est hamster en entreprise, on caracole dans sa roue aussi longtemps que cela distrait nos supérieurs. Cette dernière donnée est un invariant du lob d’été. Mais le plus du travail d’abeille en université, c’est le sentiment de pouvoir. Vous n’êtes plus soumis à vos clients, vous êtes l’Administration, c’est-à-dire ce qui se rapproche le plus de Dieu dans ce bas-monde. Entre vos mains, le destin de ces étudiants stressés par les échéances.
Vous devenez sans pitié : vous renvoyez les dossiers incomplets et les chèques non-signés avec une satisfaction sadique. Vous pouvez pourrir la vie de quelqu’un en l’inscrivant dans la mauvaise filière : vous savez qu’il lui faudra 6 mois pour rectifier le tir. 6 mois à courir de bureau en bureau, à s’entendre dire que c’est sûrement sa faute et qu’il s’est sûrement trompé en remplissant le dossier, qu’il devra peut-être attendre l’année prochaine pour suivre ses cours, et que de toute façon ce n’est pas vous qui vous occupez de ça, c’est le bureau à côté.
Ils ne peuvent rien contre vous : vous pouvez les faire patienter, leur dire « revenez demain », hausser les épaules quand on vous pose une question d’une importance vitale pour eux, vous pouvez les ignorer en vous limant ostensiblement les ongles… vous n’avez pas à vous rendre disponible pour eux car vous dépendez d’instances supérieures, vous servez le Dieu capricieux Bureaucratie et de toute façon, ce n’est pas de votre ressort, c’est votre collègue qui en est chargé.
Dans les ascenseurs, vous reconnaissez les futurs étudiants à leur air inquiet et perdu. Vous avez le même âge mais vous les regardez de haut, parce que vous êtes du bon côté du bureau.

Dimanche 8 juillet 2012 à 19:45

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A quoi ressemble la pluie avant qu’elle ne tombe ? A quoi ressemble la flamme d’une bougie après qu’on l’ait soufflée ? A quoi ressemble une université quand elle est fermée aux étudiants ?
Pour les deux premières questions, je cherche encore, mais je peux désormais répondre à la dernière. Une université après le début des vacances d’été, c’est le feu sous la glace. Les couloirs sont vides, quelques étudiants éparses s’affalent à la terrasse de la cafétéria comme s’ils n’étaient pas prêts à partir encore. Mais ça s’agite en coulisse. Tous les administratifs courent d’un bureau à l’autre pour préparer les inscriptions. Tous ? non. Il y a les vacataires, les boulets à la cheville des titulaires, inutilement indispensables.
Un vacataire, on le fait venir au premier jour de juillet, avant le « rush » des étudiants, pour les briefer, les former, parce qu’il y a tellement de choses à savoir, à apprendre avant l’arrivée des futurs inscrits (et des futurs refusés). Enfin, il y en a tellement à savoir quand on veut former les vacataires à occuper cinq postes différents. En pratique, leur job sera d’une simplicité enfantine, à part les cas particuliers (dans ce cas, le vacataire d’université fera comme tous les vacataires : il appellera son supérieur) mais dans le doute, on rentabilise la formation en le noyant sous une foule d’information, de façon à ce qu’il mélange tout. Après deux heures de cours plus assommant qu’un cours de latin en 5ème (celui avec les déclinaisons), le vacataire sort prendre un café avec le sentiment qu’il s’est endormi après les 5 premières minutes (en tous cas, que son cerveau est entré en veille). Par contre, il a 10 pages de notes sur les situations exceptionnelles, des cas qui se présenteront deux fois au cours de sa vacation, qu’il ne relira pas.
Le problème des formateurs, c’est que d’une part ils sont eux-mêmes effrayés par la masse des choses qu’ils veulent enseigner ce qui leur fait sur-estimer (d’une semaine) la durée de la formation et d’autre part ils sont dé-bor-dés. La formation alterne donc entre une heure ou deux de bourrage de crâne, une pause (« prenez 15 minutes de pause. Revenez ici dans 20 minutes. Bon, on se revoit dans une demi-heure. ») et une simulation de « cas pratiques » où le formateur laisse 20 minutes pour réaliser une opération qui en prend 5 (la première fois). Les vacataires prisonniers dans les locaux et sous l’œil de leur cerbère-formateur commencent donc à adopter des stratégies occupationnelles, vu que le formateur avoue lui-même ne rien avoir à leur faire faire, mais il s’agit de ne pas trop le montrer des fois que le grand chef débarque. Dommage, j’ai plein de choses à faire mais un vacataire qui travaille devant un écran d’ordinateur, c’est trop suspect. Les pauses se multiplient, la pause-déjeuner s’étend comme du chewing-gum d’une heure à deux heures trente, il n’y aura rien à faire après le déjeuner, mais il faut quand même revenir, user les sièges à attendre, car l’université est responsable d’eux. A l’usure, le formateur les lâche avec une heure d’avance mais ça en fait deux qu’ils ont arrêté les cas pratiques.
La formation de vacataire, c’est le top. Déjà, ils ont droit à une réunion afin de leur présenter tous les administratifs avec lesquels ils ne travailleront pas et qu’ils ne feront que croiser dans les couloirs, plus une petite histoire de l’institution, histoire de montrer que l’université, c’est avant tout une grande famille. D’ailleurs, on se tutoie. Ensuite, on apprend à tous les vacataires pendant quatre longues journées pleines de courants d’air et d’arôme de café les détails des postes de saisie et de contrôle, sachant que seule la moitié d’entre eux feront ces tâches. Pour les autres, ceux qui ont des tâches spéciales, on essaye d’affecter des vacataires qui resteront trois mois, afin de rentabiliser la formation, qui en pratique prendra 5 bonnes minutes la semaine suivante.
Dieu merci, l’affectation suivra les vœux des vacataires. Enfin, tant qu’elle est en accord avec des critères objectifs d’efficacité. D’abord, on affecte « aux cartes » (la machine qui édite les cartes d’étudiants) un homme, car ils sont « plus techniques », « ça se vérifie souvent dans la pratique ». pour répondre au téléphone, une voix de fille c’est mieux (sauf si c’est technique ?). Pour la gestion des étudiants étrangers, un tel est réclamé par le formateur et pour l’encaissement des chèques, on choisit la fille d’une ancienne contrôleuse de gestion. Ceux qui préfèrent la saisie ou le contrôle des dossiers sont appelés à se manifester, mais leurs préférences sont écoutées d’une oreille discrète. On affecte à l’accueil des étudiants un timide qui n’ose pas protester et à la saisie une grande gueule qui peste à la pause.
Afin d’encadrer les vacataires, rien de tel qu’un roquet qui leur mordra les jarrets s’ils ne filent pas droit. Survolté par l’arrivée future des étudiants (créatures effrayantes par nature), il n’a de cesse que de bourrer le crâne des vacataires, de gré ou de force. Il n’hésite pas à demander à chacun des étudiants, les uns après les autres, en les regardant chacun dans les yeux « t’as compris ? et toi, t’as compris ? et toi, t’as compris aussi ? », sur un ton agressif comme si quelqu’un venait de lui dire qu’il avait le poil terne. Les vacataires terrorisés ne peuvent que répondre « oui », d’une petite voix, qu’ils aient compris ou non (enfin, sur une tirade de 20 minutes, difficile d’élucider ce qu’on a pas compris. Le lendemain, une pauvre vacataire arrivée en retard essayant de se faire discrète est accueillie par un « et toi, tu sais quel cas pratique tu dois prendre ? », tous crocs dehors. Euh, non, elle vient d’arriver… Notons que le lendemain, le roquet est tout sucre tout miel. Soit il a fait un tour au SPA, soit la thèse de la schizophrénie est à prendre en compte.

Dimanche 28 août 2011 à 20:16

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La deuxième semaine a été un peu plus sympathique, d'une part parce que j'ai eu une autre voisine de bureau (c'est-à-dire quelqu'un qui pense la bouche fermée) et d'autre part parce que j'ai découvert que certains de mes collègues étaient capables de mener de vraies discussions (c'est-à-dire ni des monologues ni de non-échanges verbaux décousus. En fait, traiter ses collègues de vieux, c'est vachement efficace pour briser la glace. A utiliser avec modération avec les femmes et les vrais vieux, en général ils finissent par se vexer) et surtout, j'ai appris à repérer les heures de pause matin et après-midi, de quoi meubler une à deux heures chaque jour.

J'ai pu profiter des joies ordinaires d'un bureau : j'ai supporté les discussions oiseuses de ma collègue et son efficacité, les allusions voilées à d'autres collègues jugés indélicats et les indispensables débats cinématographiques.

J'ai ainsi pu constater à quelles extrémités le manque de confiance en soi peut mener : sur la base de données de 160 fournisseurs dont je devais contrôler les informations s'y rapportant (dans une autre base de données), j'avais trouvé trois anormaux, que j'avais signalé à ma collègue (plusieurs fois). Mardi matin, elle m’a demandé de revérifier, pour être sûre qu'on se soit bien comprises (mais vu le nombre de précisions qu'elle m'avait demandé sur mes gribouillages, le contraire eut été hautement improbable). Mais au fond, elle a eu raison : rien n'avait été modifié. Je reste pantoise : ne pas avoir confiance en soi et demander des re-vérifications, c'est une chose. Ne pas tenir compte des re-vérifications, ça dépasse mon entendement. En tous cas, j'ai eu la confirmation que j'étais réellement payée à rien faire.

 

Mais ce n'est que la troisième semaine que j'ai commencé à me sentir vraiment intégrée à l'entreprise : j'ai été sous les ordres d'un petit chef, j'ai empêché mes collègues de travailler, j’ai dû attendre des nouvelles du service informatique, j'ai fait une gaffe et j'ai cancané en cassant du sucre dans le dos de certains collègues.

Lundi, j’ai été confrontée à un phénomène nouveau : un roquet. Bien sûr, ça faisait deux semaines que je voyais entrer dans mon bureau un moyennement supérieur au visage sinistre qui me saluait de loin avec une répugnance visible à m’adresser la parole. Mais il ne s’en était jamais pris à moi. Par contre, la dernière semaine, j’ai eu la chance de rencontrer un nouveau spécimen, un type qui ne se sent plus depuis sa récente promotion, et qui s’imagine qu’il est désormais supérieur, structurellement, à tous ses subordonnés (pardon, collègues). Mercredi, acculé par sa charge de travail, il m’a adressé la parole (bien que cela semble lui en coûter) et m’a confié une tâche en termes elliptiques. Ma collègue lui a demandé une traduction bilingue en français ordinaire. Une fois assurée de la nature de ma mission, je me suis mis à imprimer et à agrafer gaiment une demi-douzaine de feuilles, que j’ai posées fièrement sur le bureau du roquet. Il m’a regardé avec des yeux qui charriaient la banquise. Je me suis sentie obligée de bafouiller quelques mots genre « euh… c’est ce que vous m’avez demandé, les chiffres de chmiubilik goeif… ». Il feuilleta deux bonnes secondes avant de reposer ses yeux sur moi l’air de dire « on est cerné par des incapables. » et de me dire d’un ton implacable « non, c’est pas ça que je vous ai demandé. » Si, c’est exactement ce que vous m’avez demandé. Il re-regarda : « ah si pardon. C’est bon » genre « vous pouvez disposer ». Merci, maître. Le lendemain, il m’a fait relancer des entreprises au téléphone pour des réponses à des appels d’offre. Je les ai toutes appelées, laissant moult messages sur boîtes vocales. Avec le sentiment du devoir accompli, je suis allée déjeuner. Quand je suis revenue, il m’a fait un coup sournois « vous me ferez un rapport de ce que je vous ai demandé ce matin ». Attendez, j’aurai dû prendre des notes ? Je m’en souviens plus, moi ! J’ai bafouillé un bilan à base de « euh… Beaucoup d’entreprises ne répondent pas. Ceux qui l’ont fait, en général, ils m’ont dit qu’ils s’en chargeaient… Euh… ». Bref, il était vachement avancé. Une semaine de plus dans cette entreprise et je me serai mise à la rédaction de notes de service et de comptes-rendus de mission.

A la fin, mes pires craintes se sont confirmées : on m’a donné n’importe quoi, pourvu que ça m’occupe, comme relancer au téléphone des gens auxquels on avait déjà envoyé un mail. A moins que cela n’obéisse à des motivations moins avouables. Par exemple, le roquet m’a donné à faire 100 ou 200 photocopies issues de quatre gros classeurs, j’en ai eu pour une heure peut-être. Bien sûr, il aurait pu prendre les classeurs lui-même pour faire ses vérifications au lieu de m’en faire photocopier le contenu. Mais je comprends que ce soit difficile de résister au plaisir d’envoyer sa soubrette à la photocopieuse. La forêt amazonienne lui envoie ses meilleures pensées. Sinon, ma collègue préférée m’a donné à faire des étiquettes. Bien sûr, elle aurait pu les faire elle-même puisque comme elle me l’a répété une bonne douzaine de fois « c’est calme en ce moment… il n’y a pas beaucoup de travail… » mais elle n’a tellement pas confiance en elle qu’elle a préféré s’en remettre à mon bon goût ou plutôt mon goût tout court (« fais comme tu veux… enfin non ça c’est un peu trop… C’est bien un mais c’est un peu trop… Mais tu fais comme tu veux. »), un peu comme la fois où elle m’a demandé mon avis sur un organigramme (ultra-classique, à deux niveaux. Comment avoir un avis là-dessus ?).

Le dernier jour, ma technique de survie était affinée au maximum : de 9h10 à 10h, pause café, parce qu’on ne peut pas être efficace si on n’est pas à tête reposée. De 10h à 11h, consommation de croissants apportés par mes soins (dernier jour oblige) avec des collègues, en attendant le retour du service informatique puisque identifiant en panne. 11h à 12h, travailler un peu histoire de. 12h à 13h, pause déjeuner. 13h à 14h, pause café, histoire de se concentrer et se remettre en mode travail. 14h à 15h, travailler un peu. 15h à 16h15, squatter les bureaux de mes collègues pour bavarder et les empêcher de travailler. Il faut dire que mon bureau légitime était un terrain miné : les derniers jours, il servait de prétexte à ma collègue niaise pour bourdonner autour, pour me parler à l’insu de mon plein gré et regarder ce que je fais et me demander de lui expliquer, comme si la complexité des tâches qu’on me confiait nécessitait sous-titrage (oui je compose des numéros de téléphone et je ne pense pas que le fait que je sois une « intello » me donne une capacité spéciale qui fait que ma façon d’effectuer cette tâche est vachement plus efficace et enrichissante que quand elle est faite par quelqu’un d’autre) 16h15, heure de la libération. En fait, c’est cool la vie active. Ma collègue niaise m’a répété plusieurs fois que je vais lui manquer, qu’elle aime mon style, ma personnalité. C’est sûr que moi au moins, j’en ai une.

À la fin, plusieurs de mes collègues m'ont demandé de faire un bilan de ces trois merveilleuses semaines. Sur le coup, tout ce que j'ai trouvé à dire c'est « euh... l'ambiance est bonne... Euh... les gens sont sympas.... ». C'est sûr que c’était difficile de vanter les qualités des tâches qu’on m’a donné à faire ou les compétences que ça m’a permis d’acquérir. Bien sûr, j’aurai pu dire que ça a été une formidable expérience humaine dans la mesure où j’ai pu rencontrer des gens dont l’inintérêt dépasse tout ce que je pouvais imaginer. Ou que j’ai pu observer l’application de mes cours de sciences sociales : les rigidités bureaucratiques, parfaite illustration du cours « l’entreprise, entre marché et organisation » avec les responsables des échelons intermédiaires qui tentent de profiter de leur position pour capter un peu de pouvoir au détriment de l’efficacité. J’ai aussi découvert trois manières de s’attirer la sympathie : les mauvaises blagues, les croissants et les mini-jupes (bizarrement, celui-là, il marche moins bien avec les femmes). Et que quelqu’un peut te monopoliser pendant deux déjeuners en mode moulin à paroles et s’avérer très sympa au cinquième contact. Mais bon, c’était un peu long à expliquer.

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