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Samedi 19 septembre 2015 à 15:58

 J’aime passionnément vivre seule. J’aime m’endormir en diagonale, me lever à n’importe quelle heure, faire de mes repas un moment créatif où je réunis des saveurs et des traditions disparates, où je me nourris en regardant mes mails, j’aime occuper mon espace sans préoccuper d’enfumer la pièce ou de la gêne consécutive au fond sonore d’une chanson écoutée en boucle. J’aime la liberté qu’offre le luxe d’être seule. L’humain est un animal sociable, je ne dois pas être l’un des leurs. Aussi, je ne comprends pas comment ma cohabitation avec Adaline a pu se passer aussi calmement. D’ailleurs, je crois bien qu’elle non plus.

Si j’ai accepté de l’héberger, c’était pour jouir du sentiment d’orgueil, presque d’héroïsme, qu’on doit ressentir lorsqu’on recueille un chaton blessé. J’avais l’impression de faire un sacrifice admirable  pour sauver Adaline du désarroi et de l’errance. Peut-être que vous comprendriez mieux si je vous disais qu’Adaline était une fugueuse, une adolescente que j’aurais arraché à la rue, à qui j’aurais donné les clefs pour rentrer dans le rang et commencer à construire une vie socialement intégrée. Mais Adaline n’était rien de tout ça. Adaline était une jeune adulte, une amie qui commençait un nouveau travail en ville et qui entrait dans la vie autonome avec l’assurance d’un poulain : curieuse mais prudente, et un peu maladroite. Je ne le sauvais pas d’un sordide destin, je lui rendais juste un service, en attendant qu’elle trouve un appartement, service qu’elle le ne m’avais demandé qu’en dernier recours, avec hésitations, sachant mon absence de goût pour la vie en communauté. D’ailleurs, je ne le savais pas à ce moment-là mais elle était entrée en contact avec plusieurs de ses connaissances afin de varier ses lieux de villégiature et n’être un poids pour personne. Peut-être craignait-elle que je ne la mette dehors inopinément au bénéfice d’une rencontre d’un soir. Ce en quoi elle avait tort. Je ne suis pas du genre à me formaliser de la présence d’un tiers de l’autre côté du mur.

Bref, comme souvent peut-être, je croyais la sauver, mais c’est elle qui m’a réellement rendu service. Je vous rassure, elle ne m’a pas « guérie » de mon désintérêt pour autrui et de la vie en société, de toute façon je ne suis pas malade. Mais elle m’a apportée plus que ce que je n’aurais cru possible, et encore aujourd’hui je garde de cette période une nostalgie heureuse. Il n’y a pas d’autre mot. Je n’ai pas envie de revenir à cette période, je ne cherche pas à trouver une relation semblable. Mais une partie de moi a le sentiment que notre cohabitation aurait pu durer toujours.

Dans les premiers temps, Adaline a cherché à préserver mon espace. Elle partait tôt, rentrait tard (que faisait-elle après son travail ? J’espère qu’elle ne tuait pas le temps, transie, à la terrasse d’un café), se réfugiant dans la lecture d’un livre pour que je me sente libre d’occuper mon temps et mon appartement sans me préoccuper d’elle. Elle disparaissait habilement dans le paysage, ce qui est remarquable si on considère qu’elle vivait dans mon salon.

Adaline comprenait si bien mes désirs ordinaires, les anticipait même, que je me sentais frustrée. J’avais envie de jouer à l’être humain ordinaire, qui guette le retour de l’autre ou qui se réjouit de retrouver l’autre en rentrant, qui propose de regarder un film, qui discute jusqu’à des heures indues, je voulais faire de cette collocation une soirée pyjama chaque soir renouvelée. Un soir, j’ai vu Adaline faire son sac, elle m’a expliqué qu’elle allait passer une semaine chez sa tante. Elle le faisait pour moi, mais je l’ai vécu comme un rejet, je ne comprenais pas. Mon appartement n’était pas assez bien pour elle, ma compagnie pas assez agréable ? ça, ajouté au fait que je sentais bien qu’elle fuyait l’appartement, n’y rentrant pratiquement que pour dormir, et qu’elle fuyait mon contact, nous n’avions que rarement des conversations qui duraient plus de 10 minutes depuis qu’elle dormait sur mon canapé ; j’ai craqué. J’aurais voulu me mettre à pleurer, mais je ne pleure pas devant d’autres personnes. Alors je lui ai simplement demandé « pourquoi ? ». Et nous l’avons eu, notre grande conversation, pour mettre au point nos attentes respectives. Je lui ai dit qu’elle respectait suffisamment mon besoin de solitude pour que sa présence ne me dérange pas, à vrai dire j’aimais bien avoir une interlocutrice potentielle pour partager les petits riens de la vie quotidienne. Elle m’a dit que dans ces conditions, elle resterait avec plaisir. Je lui ai dit de rester aussi longtemps que nécessaire, et que si jamais je saturais, je lui ferais savoir.

Il y a beaucoup de choses que j’admire chez Adaline. Bien sûr, je ne la connaissais pas vraiment avant qu’elle ne vienne vivre chez moi. Au cours de nos discussions (après cet incident), à moitié endormies dans mon salon, j’ai découvert une âme magnifique. Adaline n’est pas une personne, c’est un médicament. C’est une personne apaisée, presque stoïcienne, tolérante plus qu’indifférente. Adaline prend soin des gens comme ils sont, elle essaye de les comprendre et elle leur donne de l’affection, juste comme ça, par générosité. Je ne sais pas comment elle a réussi à être aussi profondément bienveillante sans se faire broyer par quelqu’un. Peut-être qu’elle a su se faire discrète. Ou peut-être qu’elle peut désarmer les intentions les plus venimeuses avec un sourire. Adaline n’est pas naïve pour autant. Si je croyais à la réincarnation, je dirais que l’âme d’Adaline est très ancienne.

Adaline me donnait le sentiment que quoi qu’il se passe et aussi honteuse que je pourrais me sentir après les choses laides que j’aurais faites, tout irait bien, on le surmonterait ensemble et elle m’aimerait toujours autant. Avec elle, je pouvais être moi-même, qui que je sois. Je n’étais pas amoureuse d’Adaline, nous n’étions pas ensemble, et pourtant j’ai eu avec elel la relation la plus stable, la plus affectueuse, la plus équilibrée et la plus enrichissante que j’ai jamais eu. Elle m’a beaucoup apporté, et moi je ne sais pas trop ce que je lui ai apporté en retour.

J’ai eu de la chance de l’avoir dans mon appartement, dans ma vie. Avec elle, je pouvais passer un après-midi sans parler, à lire et boire du thé, et c’était bien. Mais j’avais le sentiment (et je l’ai toujours) que je ne la méritais pas. Aussi, quand elle m’a dit qu’elle déménageait, qu’elle avait trouvé un appartement, je n’ai rien fait pour la retenir. Je pense qu’elle serait restée si je lui avais demandé. Mais je voulais être la personne qui méritait d’être son amie, je savais qu’il aurait été malhonnête de la garder pour moi, de la capturer dans un appartement qui n’était pas le sien. Alors je l’ai aidée à faire ses valises, la seule chose qui signalait que c’était une sorte d’adieu plutôt qu’un au revoir c’est quand je lui ai dit qu’elle allait me manquer et qu’elle m’a prise dans ses bras.

Bien sûr, nous sommes restées amies, mais ce n’était plus pareil.

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