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Samedi 23 novembre 2013 à 16:44

Je ne suis pas quelqu’un qui a besoin de voir souvent ses amis pour les aimer. J’ai quelques familiers, je les vois une fois par mois, souvent moins, et ça me suffit. Je suis pleine de leur saveur, de leurs mots et de leurs sourires pour des semaines. Je ne sais plus si j’ai toujours été comme ça ou si j’ai appris à chercher ma substance dans d’autres supports que les personnes à un moment donné, peut-être après une déception. Ça n’a pas d’importance, vraiment. Et je ne sais pas si mes amis se sont habitués à mon rythme, si ceux qui ne s’en contentaient pas se sont éteints de mon cercle ou si c’est comme ça que je choisis mes familiers, en ciblant des personnes économes de leur essence. Toujours est-il que c’est pour ça que j’étais tellement surprise lorsqu’Aline m’a envoyé une carte postale, une niaiserie avec un dauphin, au dos elle avait juste écrit « tu me manques ». je n’aurais pas pensé que je manquais à quelqu’un, au point du moins qu’il écrive « tu me manques » au dos d’une carte postale.
Aline, j’avais l’impression de la connaitre à peine. Il faut dire que j’ai un critère très restrictif pour avoir le sentiment de connaitre une personne : il faut que je lui offre quelque chose qu’il aurait pu s’acheter lui-même. Pour moi, il n’y a pas de plus beau gage d’affection que de comprendre les goûts d’une personne au point de les anticiper. Mon meilleur ami connait mes goûts mieux que moi-même. Et combien de fois j’ai été déçue, quelqu’un qui croyait me connaitre m’offrait un cadeau qu’il croyait parfait, je le voyais dans ses yeux, j’ouvrais le paquet et je ne découvrais qu’une pâle copie de mes bijoux, de mes vêtements, de mes thés, et je devais m’extasier et conforter l’autre dans sa méconnaissance de la personne que je suis, car la seule chose que je déteste plus que d’être déçue, c’est de décevoir les autres. Mais j’offre rarement des choses à mes amis. C’est trop risqué.
J’avais le sentiment désagréable que la carte postale ne m’était pas vraiment destinée, pourtant c’était bien mon adresse. Ou plutôt, j’avais le sentiment qu’elle m’était hostile. Une carte aussi laide ne signifie jamais rien de bon. Il me semblait que plus que les mots inscrits au dos, c’était le dauphin dans sa mer d’azur qui était à déchiffrer. Une façon pour Aline de dire « puisque tu me donnes pas de nouvelle, tu ne vaux pas la peine que je choisisse une carte correcte pour toi ». « C’est ironique, comme le message ». « Je voulais écouler les stocks de cartes postales de mon adolescence mais je n’ai rien à te dire ». En plus le cachet était illisible.
J’avais envie de retourner la carte pour ne plus voir le dauphin rieur, mais alors il aurait fallu affronter le « tu me manques », j’avais envie de la jeter mais j’avais peur de le regretter, j’avais envie de sortir pour ne plus penser à cette stupide carte. En attendant, je décidais de prendre un livre. Mais je pensais à toutes les personnes que je devrais appeler, avant que trop de temps ne soit passé et que j’ai trop honte pour leur faire signe, mais pour lesquelles je n’avais pas envie de me rendre disponible dans l’immédiat. C’est le problème avec la plupart des personnes que j’appelle « mes amis ». J’aime la possibilité de les voir mais quand vient l’heure du rendez-vous j’ai toujours envie d’annuler. En général, je passe un bon moment quand même. Et je n’arrivais même pas à me concentrer sur mon livre.
Je devrais peut-être appeler Aline, mais j’avais trop peur d’avoir mal compris le message. J’avais envie de lui envoyer une carte en retour, « appelle-moi, si tu veux », mais je n’étais même pas sûre d’avoir son adresse. Je ne me souvenais même plus de la couleur de ses yeux. Quand je pense à Aline, je me souviens juste d’un tourbillon de rires. Par contre, je me souviens très bien de la petite brune qui l’accompagnait parfois, je me souviens de nos conversations, peut-être parce qu’elle me plaisait plus qu’Aline. Mais bizarrement, je n’avais pas cherché à la revoir. Peut-être que je me disais que me lier à une personne à la fois, c’était suffisant.
Aline. Je ne connais même pas son nom de famille. Je me demandais comment elle avait eu mon adresse, dans un sens c’était un peu inquiétant parce que j’étais sûre de n’avoir aucun ami commun avec elle qui aurait pu la lui transmettre. D’ailleurs, très peu de mes amis ont mon adresse. Non que ce soit quelque chose que je garde secret, juste que j’ai peu d’occasion de la communiquer. Je vais chez les autres plutôt que je ne les amène à moi, le contraire me ferait me sentir arrogante. Et voilà. Cette carte commençait vraiment à me faire peur.
Tu me manques. Je me demande ce qu’elle a voulu dire par là. Dans mon souvenir, Aline n’est pas du genre à concentrer son attention assez longtemps sur une personne pour se rendre compte de son départ. A vrai dire, je ne sais même plus pourquoi j’avais accepté de me lier avec elle. D’habitude, je déteste ce genre de personnes trop spontanées, qui pose des questions intimes éperdument, agit de façon familière avec les personnes qu’elle vient de rencontrer, qui joue avec ses cheveux en riant fort, une fille très liante. Elle se pavanait comme une petite princesse régnant sur une cours d’admirateurs dès que plus de deux personnes daignent lui prêter un peu d’attention. Peut-être que j’ai eu envie d’une conquête facile, prendre l’amitié superficielle qu’elle distribuait comme des bonbons. Ou peut-être que j’admirais l’aisance de ses sourires, la facilité avec laquelle elle se mouvait dans la foule, avec laquelle elle entamait la conversation avec des inconnus. Ou peut-être que j’avais envie de croire qu’il y avait plus que ce qu’elle ne laissait paraitre.
C’est ce que semblait dire la carte. « Tu m’as pris pour une fille inconséquente, mais je ne t’oublie pas ». Moi non plus, je ne l’oublie pas. Je pense à elle quand je vois des tissus à imprimés fleuris, elle m’a assurée les avoir en horreur. Je pense à elle quand je ne trouve pas de taxis, ça me rappelle la fois où elle nous avait fait marcher, moi et la fille brune, en talons, sous la pluie, pendant une heure, il faisait nuit, elle nous avait assuré que la soirée était tout près, juste à côté, et nous nous étions perdues. Finalement, nous n’y sommes jamais allées, à cette soirée. Parfois, je me demande ce qu’il s’y serait passé. Je ne sais pas pourquoi je repense parfois à cette soirée en particulier. Des soirées manquées, j’en ai connu d’autres. Parce que c’est parce que j’ai envie de croire qu’avec Adeline, ça aurait été spécial.
Peut-être que c’était ça que la carte voulait dire. Pas « je suis triste parce que tu n’es pas là » mais « tu ne sais pas ce que tu rates en restant loin de moi ». Je me demande qui le dauphin représentait. Sûrement pas moi. Peut-être la fille brune. Peut-être qu’il veut dire « je nage loin de toi, dans des eaux turquoises, et tout est parfait ».
J’avais vu Aline pleurer, une fois. Ça l’avait prise comme ça. On était assises, ce qui était assez rare pour être signalé, Aline semblait toujours en mouvement, on discutait ou plutôt elle babillait et je l’écoutais avec une indifférence polie et soudain elle a fondu en larmes. Elle n’a pas voulu me dire pourquoi. C’est peut-être ça que la carte voulait dire. « Tu n’as plus à t’inquiéter pour moi ». Mais alors pourquoi écrire « tu me manques ». Peut-être pour ne pas laisser l’espace vide. Peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à dire.
Je cherche le numéro d’Aline dans mon répertoire, je ne le trouve pas. J’expurge régulièrement mes contacts, j’ai toujours l’impression que les personnes que je n’ai pas appelées depuis trop longtemps, que je n’ai jamais appelées, me regardent d’un air accusateur à travers les chiffres. C’est toujours pareil. Je prends toujours le numéro des gens, pour ne pas laisser une rencontre s’étioler, et je ne les appelle pas parce que je ne sais pas quoi leur dire. Je ne sais pas si c’est trop tôt, si je vais paraitre trop intéressée, trop empressée, et je ne les appelle pas. Pourquoi faire de toute façon. Je cherche dans mon répertoire quelqu’un qui pourrait connaitre Aline. Je ne vois pas. Problème réglé, dans un sens. A part que je lui manque. Et le dauphin qui me nargue.
J’ai plongé la carte dans mon lavabo rempli d’eau, l’encre a commencé à se diluer dans de jolies volutes noires, j’ai regardé le dauphin se noyer par transparence. Problème réglé, dans un sens.

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