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Dimanche 2 mars 2014 à 20:43

Elle était étendue sur le lit, habillée de la seule lumière bleutée du crépuscule. Tout était calme, je suppose que la ville était endormie depuis plusieurs heures déjà. Nous étions peut-être les deux seuls encore éveillés – elle avait les yeux fermés mais je sentais qu’elle n’était pas endormie encore –, en tous cas c’est ce que j’avais envie de croire, nous seuls mystérieusement épargnés d’un sommeil magique qui se serait abattu sur tout être humain, un début prometteur pour une quête fantastique dont elle et moi serions les héros. A défaut, nous profitions de ces instants volés au lendemain.

C’était la première fois qu’elle m’invitait chez elle. J’avais accepté étourdiment, j’ai confondu cette invitation avec un euphémisme, parce que pourquoi une jeune femme inviterait un jeune homme chez elle seul un soir ? Je n’aurais pas pu me tromper davantage. Pourtant, les événements ont commencé sous les meilleurs augures. En arrivant chez elle, elle avait laissé tomber ce qu’elle portait, y compris sa robe, et elle avait allumé quelques bougies (« ça va bien avec la Lune » avait-elle dit). Quand j’avais fait mine de l’embrasser, elle m’avait repoussé avec l’air presque indignée, comme si elle me reprochait d’avoir eu l’arrogance de l’approcher. Elle ne m’en a pas tenu rigueur cependant et moi je n’ai pas insisté, intrigué par ses préparatifs. Elle tournoyait dans l’appartement, déplaçant des objets, ouvrant et fermant des tiroirs, à un moment elle a mis de l’eau à chauffer mais elle ne s’en est servie pour aucune préparation, elle a mis à bruler un peu d’encens dont le parfum me donnait l’impression d’être en feu. Elle ne répondait à aucune de mes questions, à un moment elle m’a simplement fait signe de m’assoir sur un coussin posé au sol, je crois que c’était surtout parce que ma fébrilité la dérangeait. Elle a fini par paraitre satisfaite. Alors elle a disparu dans la salle de bain, et a verrouillé la porte comme pour me décourager de la suivre.

Quand elle en est sortie, elle portait une grande robe blanche, ample et bruissant, un diadème en argent et un bracelet forgé dans le même métal enserrait son biceps. Elle s’est assise sur un autre coussin, face à moi, en souriant doucement. Il me semblait qu’elle se balançait insensiblement, mais peut-être que c’était juste ma tête qui tournait. L’atmosphère était loure de l’encens et de ses préparatifs. Elle semblait attendre quelque chose. Puis elle a soupiré et a repris la conversation que nous avions interrompu en entrant dans l’appartement. Je lui ai jeté un long regard interrogatif, je ne comprenais pas où elle voulait en venir, elle m’a ignoré, elle me posait des questions anodines auxquelles je répondais avec distraction, alourdi par une torpeur que la fatigue n’expliquait pas entièrement. La conversation a pris un tour plus intime à mesure que la nuit avançait, je lui ai raconté des choses que je n’avais jamais dites à personne, et des souvenirs d’enfance, j’ai eu le sentiment qu’elle me racontait tous ses secrets. J’avais le sentiment que je pouvais tout lui dire, que j’aurais pu tout lui dire, lui avouer un meurtre, un inceste, elle aurait accueilli mes propos sans sourciller, sans me juger.

Nous avons fini par aller nous coucher, elle a soufflé les bougies et elle a retiré sa robe et ses bijoux lentement, et les a soigneusement déposés sur sa coiffeuse avant de s’allonger à mes côtés. Je me sentais hébété et mystérieusement anxieux, j’ai mis longtemps à trouver le sommeil, et je crois qu’elle était encore éveillée lorsque j’ai fini par perdre conscience.

J’avais le sentiment de n’avoir dormi que quelques instants quand elle m’a secoué pour que je parte, elle m’a tendu mes affaires sans ménagement et m’a pratiquement poussé dehors, je n’avais pas encore enfilé mes chaussures que j’étais déjà sur le palier. Toute chaleur avait disparue de son visage, notre complicité de la veille s’était envolée, seule persistait la lourde odeur d’encens de la veille. Je crois que j’ai participé à un rituel à mon insu, et dont j’ignore tout.

Je l’ai revue il y a quelques semaines, elle était enceinte.

Mercredi 4 décembre 2013 à 14:16

Il est apparu dans ma vie au moment où j’avais besoin de lui. Je ne sais pas si toutes les histoires commencent comme ça, ou si c’est juste la mienne. Je ne sais pas non plus si c’était juste un événement contingent, si un autre aurait pu prendre la même place ou si c’était un heureux accident entre deux personnes qui se cherchaient. Je ne crois pas que ce soit important.

Il n’était pas mon type, si tant est que j’ai un type. Je sais que je ne me serais pas retournée sur lui dans la rue. Mais il a suffit d’un échange de regards (ou plutôt de longs regards insistants) pour qu’il prenne le visage de nos fantasmes. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Je pense que c’est juste parce qu’il était disponible et que j’étais disponible et que j’avais besoin que les yeux de quelqu’un me dise que j’étais belle. Alors je lui ai sauté dessus. Je l’ai laissé me sauter dessus.

Ça a commencé dans une librairie. J’aime bien raconter ça, je me suis toujours sentie chez moi parmi les livres et j’aime qu’ils m’aient rendu mon amour pour eux en mettant sur ma route quelqu’un que je pourrais toucher, qui me fasse perdre la tête. Parce que je ne l’ai pas dit, mais ce n’était pas le moment pour faire une rencontre – ça l’est rarement –, j’étais épuisée, submergée de travail, unilatéralement amoureuse de quelqu’un (c’est comme ça que je m’occupe entre deux ruptures), vulnérable. Nous étions tous les deux vulnérables, sinon il ne se serait rien passé. J’étais au rayon histoire, il était au rayon développement personnel, et j’avais honte pour lui. Je le regardais me regarder, et je me demandais si je pouvais vraiment laisser quelqu’un au rayon développement personnel m’adresser la parole, comme j’espérais qu’il en avait l’intention. Je sais, je suis une abominable snob prétentieuse. Dans le doute (et aussi parce qu’il ne semblait pas se décider à faire autre chose que me fixer), je me suis dirigée vers la caisse. Je ne l’avais pas senti m’emboiter le pas, mais il était juste derrière moi dans la file d’attente. Je lui ai adressé un sourire bref et je me suis détournée, décidée à ne pas lui faciliter la tâche au cas où il aurait précipité ses flâneries livresques pour me rattraper. Ça n’a pas dû marcher parce qu’il n’a pas fait mine de m’adresser la parole. Cependant, et je ne sais absolument pas comment il a fait, je me suis aperçue en arrivant chez moi qu’il avait réussi à glisser un mot entre les pages d’un des livres dont j’avais fait l’acquisition, un prénom masculin et un numéro de téléphone. J’envisageais brièvement que la personne au guichet ait pu être l’auteur de ce mot, mais pour autant que je me souvienne c’était une femme. Il devait donc s’agir de Mr Développement personnel. J’ai trouvé ça mignon, et un peu lâche, parce qu’il m’obligeait à engager la conversation, sans me donner de piste d’approche. Je l’ai quand même contacté, parce que j’avais envie de me sentir flattée et je lui ai envoyé un message lui demandant s’il était coutumier de la fréquentation du rayon psy de comptoir, signé la femme du rayon histoire. Après l’avoir envoyé, je me suis dit que j’aurais l’air vraiment stupide s’il y avait erreur sur la personne. Mais c’était bien lui. Il a fait quelques remarques amusantes, il mimait l’obséquiosité, et on a échangé quelques paroles sur tout et rien. Je lui ai proposé un rendez-vous, parce que j’avais l’impression qu’il ne se déciderait jamais et que j’avais des soirées de libre.

On a diné ensemble quelques jours plus tard, la conversation allait bon train mais ne décollait pas, intérieurement je le jaugeais, en me demandant s’il me plaisait suffisamment pour l’inviter chez moi. Je n’étais toujours pas décidée quand nous sommes montés dans le métro pour regagner nos foyers respectifs. Je ne parvenais pas à me décider alors je me suis dit que j’allais le laisser faire, de lui laisser prendre l’initiative, en me disant que c’était sûrement ce que ses ouvrages de réalisation de soi lui aurait conseillé. Il a commencé à me toucher, posant une main sur mon bras, chassant un fil imaginaire sur mon épaule, comme on ne peut pas s’empêcher de le faire lorsque quelqu’un nous plait. Jusqu’au moment où il a laissé sa main s’attarder sur la mienne et je savais que c’était le moment, le tournant, soit je retirais ma main et les choses s’arrêtaient là, peut-être pour ce soir, peut-être définitivement, soit je la laissais et nous allions nous embrasser. Le temps que je considère la question, sa bouche était sur la mienne. Il m’a embrassé passionnément, comme un adolescent et c’est exactement ce dont j’avais besoin à ce moment-là, j’avais regardé quelques jours plus tôt une série mettant en scène des adolescents en fleurs, s’embrassant à perdre haleine, et je me suis dit que cela faisait longtemps que je n’avais pas embrassé comme ça. C’était charmant, et ça a duré longtemps, sans interruption, et j’avais à nouveau 17 ans l’espace d’un instant, je crois bien que nous avons essuyé quelques regards noirs. Ça a duré jusqu’à ce que je doive descendre, il ne pouvait pas venir chez moi, je ne voulais pas aller chez lui, il m’a laissé sur le quai en feu et avec la promesse qu’on se revoit très vite. J’ai impatiemment attendu de le revoir, et je crois bien que lui aussi.

Pour le second rendez-vous, nous ne nous sommes pas embarrassés de préliminaires, il m’a retrouvée chez moi et s’est plaqué contre moi juste après que j’aie ouvert la porte, je me suis rendue compte plus tard que j’avais même oublié de la refermer. Nous avons passé une semaine entière dans cet appartement, sans sortir, nous avons envoyé valser toutes nos obligations pour nous rassasier l’un de l’autre, nous avons même coupé nos téléphones. Il a suffit de quelques heures en sa compagnie pour que je n’ai plus envie de le laisser partir et visiblement il partageait mon intérêt parce que je n’ai eu aucun mal à le retenir.

 

Je ne pensais pas que c’était possible, une parenthèse dorée comme ça, avec un presque inconnu, devenir profondément intime avec quelqu’un en vitesse accélérée, plus je passais de temps avec lui plus il me plaisait, je sentais mon regard se métamorphoser, plus je le regardais plus il était mon type et lui me couvrait de compliments et de marques d’intérêt à la fin j’ai même cru qu’il allait me parler de mariage. Nous étions sur la même longueur d’ondes, nous nous sentions tomber l’un dans l’autre. Nous dormions peu, mangions sur le pouce, parlions beaucoup quand nous ne nous embrassions pas. Son corps m’est devenu si familier que j’aurais pu en tracer la carte. Il était généreux, attentionné et amusant, il me regardait comme un trésor, et je me demandais bien ce qu’il me trouvait. Nous avons partagé des confidences dans l’aube naissante, des étreintes ininterrompues et ma dernière cigarette. C’était parfait.

Ensuite, le monde a repris ses droits. Ça aurait pu s’arrêter là. Mais nous avons continué à nous voir, jamais assez souvent à notre goût, jusqu’à que nous nous voyions plus du tout. Cette histoire a vécu et s’est éteinte comme les autres, mais cette semaine gardera toujours une saveur particulière, celle de la félicité.

Samedi 23 novembre 2013 à 20:17

Je me suis demandé à quel moment Astrid et moi avons cessé d’être amies. Bien sûr, nous étions toujours amies, c’est du moins ce qu’elle répétait aux personnes auxquelles elle me présentait les rares fois où elle et moi nous voyions encore, « c’est ma meilleure amie ». Elle me semblait pas percevoir la contradiction entre cette affirmation et le fait que nous nous parlions trois fois par an tout au plus, et toujours des conversations superficielles, juste de qui mettre à jour les informations biographiques. Peut-être que j’avais endossé ce rôle pendant trop longtemps pour pouvoir y renoncer. Alors j’étais la meilleure amie d’une étrangère. Je ne comprenais pas cet étrange fétichisme d’Astrid pour les vestiges de notre amitié, tout comme je ne comprenais pas pourquoi désormais elle collectionnait les matriochkas. Il y avait eu un temps où Astrid était le prolongement de moi-même, lorsque nous dansions nos mouvements s’harmonisaient à la perfection.

Aussi, j’étais un peu surprise de la trouver à ma porte un soir, elle était ruisselante, sans que je sache si c’était de la pluie ou des larmes. A vrai dire, j’étais surprise qu’elle connaisse mon adresse. Elle n’était jamais venue chez moi, c’est toujours moi qui allait chez elle. Nous étions deux sédentaires, mais la force d’inertie d’Astrid était plus grande que la mienne. Ou peut-être que je n’ai jamais cherché à lui tenir tête. Lorsque nous étions adolescente, j’étais tellement éblouie par notre relation, par le supplément d’âme que m’apportait Astrid, que j’étais prête à tout lui passer. Je suppose que j’ai pris cette habitude.

Astrid était à la porte et j’hésitais à la laisser entrer. C’était puéril, je sais, mais je n’avais jamais pu lui pardonner ses petites trahisons, les coups de canif dans le contrat tacite de notre amitié, jusqu’à ce que cette dernière appartienne au passé. Bien sûr, Astrid n’aurait pas compris le problème, j’avais toujours répondu poliment à ses rares invitations, pour elle tout allait bien entre nous. D’une façon générale, Astrid a du mal à voir ce qui se passe au-delà de son nombril. Je ne sais pas si elle avait toujours été comme ça ou si, dévorée par sa sensibilité d’adolescente exaltée, elle avait fini par étouffer en elle tout ce qui en faisait une personne qui sortait du lot. Oui, j’avais été fascinée par le tourbillon Astrid. Difficile de résister à un mélange de rires et de blessures secrètes. Je me demande aujourd’hui si elle n’en jouait pas, même inconsciemment, pour me garder dans son sillage. Ne le faisons-nous pas tous ? Je renonçais à lui fermer la porte au nez, parce que ça aurait été cruel et j’ai dû sentir que c’était important, qu’elle se présente là ce soir, que quelque chose de grave s’était passé. Non, c’est faux. En vérité, je voulais juste satisfaire ma curiosité. Je me suis effacée, elle est entrée et elle a laissé tomber son manteau, son sac, son écharpe en un petit tas mouillé sur mon plancher. Elle ne s’est même pas donnée la peine de retirer sa veste, elle l’a juste laissée glisser le long de ses bras jusqu’à ce qu’il soit rattrapé par la gravité. Il y avait quelque chose de grave, une lassitude extrême dans ce geste, et en même temps une certaine désinvolture. Je ne suis pas quelqu’un de maniaque. Je suis même franchement bordélique, et je n’ai aucun problème personnel avec la poussière et les éviers pleins. Mais voir ce manteau, ce sac, cette écharpe gorgés d’eau sur mon plancher, humides et peut-être ruisselants sur lui, ça m’a mise hors de moi. A peine arrivée, Astrid marquait déjà ce territoire comme le sien, y déposait son bric-à-brac, prenant place sur une chaise – ma chaise, la seule de l’appartement – sans y avoir été invitée. Astrid n’a d’ailleurs pas sacrifié aux rites d’usage, elle n’a pas promené sur la pièce un regard faussement admiratif, elle ne s’est pas extasiée devant les reproductions aux murs, en fait elle n’a fait aucun commentaire. Elle s’est contentée de réclamer un thé en regardant dans le vague. Je crois que ce sont les premiers mots qu’elle m’adressait depuis que je l’avais découverte sur mon seuil. Ce qui était d’autant plus dérangeant qu’Astrid était en temps normal un moulin à paroles, qui ne se lassait jamais d’évoquer son travail, ses collègues, ses anciens camarades de promo, ses amis et les gens qu’elle avait rencontré, ses voyages. J’avais parfois le sentiment qu’Astrid s’efforçait d’être en contact avec le plus grand nombre de personnes possible dans le seul but d’alimenter sa propre conversation. Le caractère stérile de ce système (discuter avec des gens pour parler d’eux à d’autres gens) me semblait une douce stupidité. Le plus souvent dans nos conversations, mes paroles ne semblaient qu’un prétexte pour relancer la sienne. Ça m’a convenu pendant un temps, parce que j’adorais l’écouter et que j’avais le sentiment qu’elle m’écouterait à son tour si un jour j’en avais besoin. Mais je n’en suis plus si sûre.

Je lui ai donné une tasse de hé, parce que j’étais curieuse. Mais Astrid ne parlait pas. Elle le buvait à petites gorgées, en se brûlant vraisemblablement la langue. « Julia » a-t-elle dit d’un ton solennel qui ne lui ressemblait pas non plus, ces dernières années je ne l’avais guère entendu que babiller. « Il faut que tu m’héberges quelques jours. Tu peux ? ». Pas « tu veux ». Pas « s’il te plait ». La demande d’Astrid portait uniquement sur le plan pratique. Ce qui montrait à quel point elle me connaissait mal. Qu’est-ce que je pouvais dire, alors qu’elle trônait sur l’unique chaise de mon appartement et que je ne savais toujours pas ce qu’elle faisait chez moi. J’ai dit oui.

Puis elle a dit « ça ne te dérange pas si je dors sur ton divan ? je suis épuisée. ». Elle s’est étendue, tout habillée (tout juste s’est-elle souvenue de retirer ses chaussures), avec son pantalon encore maculé de pluie, je crois qu’elle s’est endormie presqu’aussitôt. Elle m’a chassée de mon propre salon. Ça aurait dû me mettre en colère, comme presque tout ce qui touchait à Astrid depuis qu’elle avait commencé ce nouveau travail. Mais je me suis juste sentie très fatiguée, comme si sa lassitude m’avait contaminée. J’ai lu un peu dans ma chambre avant de me coucher à mon tour.

A mon réveil, elle était partie, la vaisselle avait été faite et il y avait un mot sur la table de la cuisine « partie régler des trucs, à ce soir ». Elle n’avait pas indiqué l’heure à laquelle il fallait l’attendre ni si elle s’attendait à ce que nous dinions ensemble. Je savais qu’il était inutile de l’appeler pour régler ces détails, puisqu’elle avait laissé son portable chez moi, comme d’autres affaires qui ponctuaient soudain mes meubles. J’avais le sentiment d’être à sa merci, dépossédée de ma journée. Je suis restée à l’appartement, sans oser m’absenter, à vaquer à mes occupations, avant de regarder l’heure compulsivement à partir de 18 heures.

Astrid est rentrée vers 22 heures, l’air extrêmement satisfaite d’elle-même. J’étais assise sur la chaise, j’attendais, mais elle n’a rien dit de sa journée, elle n’a rien dit d’important, elle a commencé à me raconter le projet sur lequel elle travaillait et qui lui plaisait beaucoup, elle me posait parfois des questions sur moi mais ne me laissait pas finir mes réponses. Du grand Astrid. Nous avons fini par aller nous coucher, je n’ai réussi pas à lui poser une seule question sur elle, à part des détails sur son travail.

Les quelques jours se sont avérés quelques semaines, je lui ai confié un double des clefs, elle faisait des courses pour nous deux, se servait dans mes réserves de thé, je n’osais pas entrer dans le salon qui était devenu sa chambre. Elle ne semblait pas songer à partir et moi je ne le lui demandais pas, parce que pendant de brefs instants j’avais l’impression de retrouver la meilleure amie que j’avais eue quand j’étais adolescente. Mais je commençais à me sentir à l’étroit dans mon propre appartement.

 

Un mois après ce qui s’était révélé son emménagement, alors que nous faisions la vaisselle, elle lavait et j’essuyais, je lui ai demandé « Astrid. Qu’est-ce qui s’est passé. ». Je m’attendais à ce qu’elle esquive, à ce qu’elle parle encore une fois de son boulot (et je jure que si j’avais encore entendu une seule fois le nom de son supérieur, je l’aurais étranglée), mais elle s’est figée, assiette dans une main et éponge dans l’autre, un amas de mousse a glissé sur la faïence et a heurté l’eau dans l’évier avec un bruit mat.

Elle a dit d’une voix blanche « Chris a été arrêté ». Et elle n’a plus rien ajouté, de toute la soirée, malgré mes questions. Chris était le garçon avec qui elle sortait depuis l’école primaire ou approchant, son seul et grand amour. C’était un de nos grands sujets de discussion, évidemment, lorsque nous étions tous adolescents elle s’inquiétait parce qu’il commettait de petits larcins pour financer sa consommation d’herbe, ils se disputaient souvent à ce propos, elle avait plusieurs fois menacé de le quitter à cause de ça, des vols et du shit. Je crois que c’était moins les risques qu’il prenait qui la contrariait que le fait qu’elle n’avait absolument aucun contrôle sur les décisions qu’il prenait et ça la rendait dingue. Je ne sais pas pourquoi ils se disputent aujourd’hui. Toujours est-il que j’en étais réduite à des conjectures concernant cette arrestation. Visiblement c’était sérieux, puisqu’a priori il était incarcéré depuis un mois. Peut-être qu’il avait fini par s’insérer dans un trafic de drogues, un truc de grande ampleur, au point que leur appartement à lui et à Astrid avait été mis sous scellé parce que la police y avait trouvé une grande quantité de stupéfiants, ou alors le loyer était payé avec de l’argent sale. Peut-être que Chris a été impliqué dans un meurtre, un règlement de compte entre gangs.

Les jours suivants, je m’appliquais à être plus aimable avec Astrid, elle faisait comme si de rien n’était. Quand elle sortait, je lui demandais si elle allait voir Chris, ou son avocat, et elle secouait la tête avec un sourire.

 

Un jour, alors qu’Astrid avait encore oublié son portable, je le vis s’allumer, et le nom de Chris s’afficher. Quand elle est rentrée, je me suis précipitée sur elle et j’ai crié « Chris a été libéré ! » avec toute l’excitation que méritait l’événement. Elle m’a regardée d’un air interloqué. Elle n’avait même pas l’air surprise, stupéfiée par la nouvelle, c’était plus comme si elle ne comprenait pas de quoi je parlais. Puis elle s’est reprise, a souri chaleureusement, et elle est partie passer un long coup de fil dans la salle de bain où elle s’était enfermée. Quelque chose clochait. Je commençais à croire qu’elle s’était séparée de Chris, ou du moins qu’ils étaient brouillés, et quelle avait inventé cette arrestation pour que je ne pose pas de question et que j’accepte de l’héberger sans broncher. Astrid n’était pas une menteuse pathologique. Mais elle avait eu toujours eu un goût certain pour le drame.

Quand elle est sortie de la salle de bain, je l’attendais devant l’encadrement de la porte. Je lui ai demandé « Astrid. Qu’est-ce qui se passe. ». Elle m’a bousculée et est allée se coucher pour ne pas avoir à répondre. Encore une fois.

Le lendemain, elle était partie avec ses affaires, elle avait posé le double des clefs sur la table de la cuisine. Je ne savais toujours pas ce qui s’est passé. Rétrospectivement, je me demande si ce n’était pas un expédiant tordu pour renouer avec moi. Peut-être qu’elle avait pris conscience qu’il y avait un problème, finalement. Peu de temps après, j’ai appris par une connaissance commune qu’elle était partie en voyage d’affaire en Russie, avec Chris.

Samedi 23 novembre 2013 à 16:44

Je ne suis pas quelqu’un qui a besoin de voir souvent ses amis pour les aimer. J’ai quelques familiers, je les vois une fois par mois, souvent moins, et ça me suffit. Je suis pleine de leur saveur, de leurs mots et de leurs sourires pour des semaines. Je ne sais plus si j’ai toujours été comme ça ou si j’ai appris à chercher ma substance dans d’autres supports que les personnes à un moment donné, peut-être après une déception. Ça n’a pas d’importance, vraiment. Et je ne sais pas si mes amis se sont habitués à mon rythme, si ceux qui ne s’en contentaient pas se sont éteints de mon cercle ou si c’est comme ça que je choisis mes familiers, en ciblant des personnes économes de leur essence. Toujours est-il que c’est pour ça que j’étais tellement surprise lorsqu’Aline m’a envoyé une carte postale, une niaiserie avec un dauphin, au dos elle avait juste écrit « tu me manques ». je n’aurais pas pensé que je manquais à quelqu’un, au point du moins qu’il écrive « tu me manques » au dos d’une carte postale.
Aline, j’avais l’impression de la connaitre à peine. Il faut dire que j’ai un critère très restrictif pour avoir le sentiment de connaitre une personne : il faut que je lui offre quelque chose qu’il aurait pu s’acheter lui-même. Pour moi, il n’y a pas de plus beau gage d’affection que de comprendre les goûts d’une personne au point de les anticiper. Mon meilleur ami connait mes goûts mieux que moi-même. Et combien de fois j’ai été déçue, quelqu’un qui croyait me connaitre m’offrait un cadeau qu’il croyait parfait, je le voyais dans ses yeux, j’ouvrais le paquet et je ne découvrais qu’une pâle copie de mes bijoux, de mes vêtements, de mes thés, et je devais m’extasier et conforter l’autre dans sa méconnaissance de la personne que je suis, car la seule chose que je déteste plus que d’être déçue, c’est de décevoir les autres. Mais j’offre rarement des choses à mes amis. C’est trop risqué.
J’avais le sentiment désagréable que la carte postale ne m’était pas vraiment destinée, pourtant c’était bien mon adresse. Ou plutôt, j’avais le sentiment qu’elle m’était hostile. Une carte aussi laide ne signifie jamais rien de bon. Il me semblait que plus que les mots inscrits au dos, c’était le dauphin dans sa mer d’azur qui était à déchiffrer. Une façon pour Aline de dire « puisque tu me donnes pas de nouvelle, tu ne vaux pas la peine que je choisisse une carte correcte pour toi ». « C’est ironique, comme le message ». « Je voulais écouler les stocks de cartes postales de mon adolescence mais je n’ai rien à te dire ». En plus le cachet était illisible.
J’avais envie de retourner la carte pour ne plus voir le dauphin rieur, mais alors il aurait fallu affronter le « tu me manques », j’avais envie de la jeter mais j’avais peur de le regretter, j’avais envie de sortir pour ne plus penser à cette stupide carte. En attendant, je décidais de prendre un livre. Mais je pensais à toutes les personnes que je devrais appeler, avant que trop de temps ne soit passé et que j’ai trop honte pour leur faire signe, mais pour lesquelles je n’avais pas envie de me rendre disponible dans l’immédiat. C’est le problème avec la plupart des personnes que j’appelle « mes amis ». J’aime la possibilité de les voir mais quand vient l’heure du rendez-vous j’ai toujours envie d’annuler. En général, je passe un bon moment quand même. Et je n’arrivais même pas à me concentrer sur mon livre.
Je devrais peut-être appeler Aline, mais j’avais trop peur d’avoir mal compris le message. J’avais envie de lui envoyer une carte en retour, « appelle-moi, si tu veux », mais je n’étais même pas sûre d’avoir son adresse. Je ne me souvenais même plus de la couleur de ses yeux. Quand je pense à Aline, je me souviens juste d’un tourbillon de rires. Par contre, je me souviens très bien de la petite brune qui l’accompagnait parfois, je me souviens de nos conversations, peut-être parce qu’elle me plaisait plus qu’Aline. Mais bizarrement, je n’avais pas cherché à la revoir. Peut-être que je me disais que me lier à une personne à la fois, c’était suffisant.
Aline. Je ne connais même pas son nom de famille. Je me demandais comment elle avait eu mon adresse, dans un sens c’était un peu inquiétant parce que j’étais sûre de n’avoir aucun ami commun avec elle qui aurait pu la lui transmettre. D’ailleurs, très peu de mes amis ont mon adresse. Non que ce soit quelque chose que je garde secret, juste que j’ai peu d’occasion de la communiquer. Je vais chez les autres plutôt que je ne les amène à moi, le contraire me ferait me sentir arrogante. Et voilà. Cette carte commençait vraiment à me faire peur.
Tu me manques. Je me demande ce qu’elle a voulu dire par là. Dans mon souvenir, Aline n’est pas du genre à concentrer son attention assez longtemps sur une personne pour se rendre compte de son départ. A vrai dire, je ne sais même plus pourquoi j’avais accepté de me lier avec elle. D’habitude, je déteste ce genre de personnes trop spontanées, qui pose des questions intimes éperdument, agit de façon familière avec les personnes qu’elle vient de rencontrer, qui joue avec ses cheveux en riant fort, une fille très liante. Elle se pavanait comme une petite princesse régnant sur une cours d’admirateurs dès que plus de deux personnes daignent lui prêter un peu d’attention. Peut-être que j’ai eu envie d’une conquête facile, prendre l’amitié superficielle qu’elle distribuait comme des bonbons. Ou peut-être que j’admirais l’aisance de ses sourires, la facilité avec laquelle elle se mouvait dans la foule, avec laquelle elle entamait la conversation avec des inconnus. Ou peut-être que j’avais envie de croire qu’il y avait plus que ce qu’elle ne laissait paraitre.
C’est ce que semblait dire la carte. « Tu m’as pris pour une fille inconséquente, mais je ne t’oublie pas ». Moi non plus, je ne l’oublie pas. Je pense à elle quand je vois des tissus à imprimés fleuris, elle m’a assurée les avoir en horreur. Je pense à elle quand je ne trouve pas de taxis, ça me rappelle la fois où elle nous avait fait marcher, moi et la fille brune, en talons, sous la pluie, pendant une heure, il faisait nuit, elle nous avait assuré que la soirée était tout près, juste à côté, et nous nous étions perdues. Finalement, nous n’y sommes jamais allées, à cette soirée. Parfois, je me demande ce qu’il s’y serait passé. Je ne sais pas pourquoi je repense parfois à cette soirée en particulier. Des soirées manquées, j’en ai connu d’autres. Parce que c’est parce que j’ai envie de croire qu’avec Adeline, ça aurait été spécial.
Peut-être que c’était ça que la carte voulait dire. Pas « je suis triste parce que tu n’es pas là » mais « tu ne sais pas ce que tu rates en restant loin de moi ». Je me demande qui le dauphin représentait. Sûrement pas moi. Peut-être la fille brune. Peut-être qu’il veut dire « je nage loin de toi, dans des eaux turquoises, et tout est parfait ».
J’avais vu Aline pleurer, une fois. Ça l’avait prise comme ça. On était assises, ce qui était assez rare pour être signalé, Aline semblait toujours en mouvement, on discutait ou plutôt elle babillait et je l’écoutais avec une indifférence polie et soudain elle a fondu en larmes. Elle n’a pas voulu me dire pourquoi. C’est peut-être ça que la carte voulait dire. « Tu n’as plus à t’inquiéter pour moi ». Mais alors pourquoi écrire « tu me manques ». Peut-être pour ne pas laisser l’espace vide. Peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à dire.
Je cherche le numéro d’Aline dans mon répertoire, je ne le trouve pas. J’expurge régulièrement mes contacts, j’ai toujours l’impression que les personnes que je n’ai pas appelées depuis trop longtemps, que je n’ai jamais appelées, me regardent d’un air accusateur à travers les chiffres. C’est toujours pareil. Je prends toujours le numéro des gens, pour ne pas laisser une rencontre s’étioler, et je ne les appelle pas parce que je ne sais pas quoi leur dire. Je ne sais pas si c’est trop tôt, si je vais paraitre trop intéressée, trop empressée, et je ne les appelle pas. Pourquoi faire de toute façon. Je cherche dans mon répertoire quelqu’un qui pourrait connaitre Aline. Je ne vois pas. Problème réglé, dans un sens. A part que je lui manque. Et le dauphin qui me nargue.
J’ai plongé la carte dans mon lavabo rempli d’eau, l’encre a commencé à se diluer dans de jolies volutes noires, j’ai regardé le dauphin se noyer par transparence. Problème réglé, dans un sens.

Mardi 19 novembre 2013 à 23:31

Il faisait vraiment froid. Je ne sais pas si la salle n’était pas chauffée, ou trop peu, gonflée à la climatisation en plein hiver, ou si c’était juste moi qui avais envie de trembler. J’aurais peut-être dû garder mon manteau, mais alors qui aurait profité de ma tenue savamment composée ? en tous cas personne ne semblait affecté, les autres semblaient bien, nageant avec aisance dans leur sceau d’eau glacé, et moi j’étais frigorifiée. J’avais envie d’allumer une cigarette pour me réchauffer les doigts, et je me suis souvenue que j’avais arrêté, c’est en tous cas ce que j’affirmais à qui voulait l’entendre. Et comme j’avais l’espoir de ne pas rentrer seule (ne l’a-t-on pas toujours ?), alors je n’avais pas envie de charger mon haleine de nicotine. Cela dit, j’avais douloureusement conscience que cela impliquait d’aborder quelqu’un, quelqu’un de nouveau, et j’étais trop occupée à empêcher mes dents de claquer pour ça. Mais j’avais vraiment envie de cette cigarette, au moins pour me donner une contenance et pour me rassurer, un fétiche amical dans cette soirée hostile.
C’était une de ces soirées où on va moins par envie que par obligation, où on espère vaguement reconnaitre quelqu’un, pour avoir un prétexte pour ne pas s’en aller, mais la foule est trop dense et la lumière trop tamisée pour repérer un corps familier, à part en le percutant. Je passais en revue les techniques de camouflage que j’avais développées après quelques années de solitude. Sortir un livre était malheureusement exclu, l’atmosphère ne s’y prêtait définitivement pas, et je le regrettais, car le livre a le mystérieux pouvoir d’attirer des indésirables qui n’ont de cesse que de savoir ce que vous lisez, et est-ce que c’est bien et est-ce que ça vous plait, et ça me rappelle telle anecdote sans intérêt ; bref, d’interrompre votre lecture. J’aime à croire que ça me donne un air inaccessible, détaché, hors du monde, le genre de filles qui se croit trop bien pour la compagnie d’autrui. En réalité, ce n’est pas parce que je me crois mieux que les autres. C’est juste que dans l’ensemble, ils m’indifférent.
Je regrettais de ne pas avoir amené quelqu’un avec moi, toi par exemple, rien que pour me blottir contre ton dos et dévorer ta chaleur, tu m’aurais caché du reste du monde, on n’aurait eu besoin de personne, on aurait pu être n’importe où ailleurs. Et je me suis rappelé cette phrase que tu dis chaque lendemain matin, « je ne suis le petit ami de personne », comme si tu craignais que je l’oublie, que soudain je me pende à ton cou et que j’exhibe aux yeux du monde une bague factice que tu m’aurais offerte en gage de notre amour, que je perde les pédales et que je te dise « tu me plais ». Et tu n’as sans doute pas tout à fait tort. Et ça me fait frissonner à chaque fois que je l’entends.
Ça ne me dérange pas d’être seule au milieu des grappes des joyeux compagnons. Mais ce qui m’insupporte, ce sont les regards de pitié. Pire, les preux chevaliers qui croient faire une bonne action viennent se présenter, et me demandent ce que je fais ici. Peut-être qu’ils espèrent secrètement que je leur réponde, avec une œillade malicieuse, « je t’attendais ». Je crois qu’il y en a qui l’espèrent vraiment. Mais je suis venue ferrer de plus gros poissons, les pontes, les requins, ceux autour de qui le monde se fige et chacun retient son souffle en consultant son voisin « on le fait ? On va leur parler ? ». Et les requins s’en moquent, ils ne sont là pour personne, ils attendent juste les offrandes. Moi, ça m’est égal. Ça m’est égal d’être la cinquantième arriviste à les aborder et à leur tendre ma carte, ça m’est égal de leur servir le même discours en carton mâché qu’ils ont déjà avalé avec désinvolture encore et encore, de faire une gaffe par excès de médiocrité. Je sais qu’ils ne se souviendront pas de moi, de mon nom et ce qui fait de moi justement la personne idéale qu’ils attendaient, qu’ils ont attendu toute leur vie professionnelle, je sais qu’ils jetteront ma carte en même temps que toutes les autres. Je sais que je n’ai rien de spécial et que ce n’est pas à une soirée glacée que je vais soudainement me révéler éblouissante. Mais il faut le faire. Ne serait-ce que parce que les autres le font. Ça fait partie du boulot. Alors je me plie au rituel avec indifférence, tout au plus je récolterais une légère fatigue ou une vague gueule de bois, puisqu’aujourd’hui encore je n’ai rien avalé ou presque. Je devrais me diriger vers le buffet d’ailleurs, les gens sont toujours plus indulgents envers les esseulés quand ils ont un petit four à la main. Mais comme c’était prévisible, l’accès aux tables chargées de victuailles est barré par des indolents qui trouvent plus commodes de discuter avec les amuse-gueules à portée de main.
L’espace d’un instant, j’ai cru reconnaitre quelqu’un mais le temps que j’envisage de le saluer (ou était-ce une femme ?), il a disparu dans la foule. Tant mieux, cette histoire je la connais par cœur. On se salue avec enthousiasme, on a un bref instant l’impression qu’on s’est manqués l’un à l’autre, on passe fébrilement en revue les évènements récents qui méritent d’être énoncés, pour se congratuler mutuellement, les rares points communs qu’on se connait, un ange passe, on se sourit à pleines dents comme si ça faisait partie de la conversation mais le temps de l’échange est terminé, alors on regarde à droite et à gauche sans cesser de sourire, à la recherche d’un prétexte pour s’éclipser civilement et c’est généralement le moment où quelqu’un reconnait mon interlocuteur et entame avec lui une conversation enthousiaste dans laquelle je n’ai pas ma place. Au début je n’ose pas partir, par habitude et au cas où ma présence soit encore requise, les paroles coulent librement entre les deux autres comparses sans que je n’intervienne, je ne sais pas quoi dire, je fais mine d’écouter, très absorbée, très passionnée,  mais je ne trompe personne, je ne sais pas quoi dire, je sens bien la gêne des deux autres qui ne comprennent pas ce que je fais encore là, et moi non plus, je ne sais pas comment m’en aller alors je reste là, mais mon moment de répit est terminé, il faut que je parte en chasse de quelqu’un d’autre avec qui faire illusion, il faut que je trouve quelque chose, une envie d’aller aux toilettes, un coup de téléphone, un chat à nourrir, ton visage dans la foule. N’importe quoi, de toute façon ils ne m’écouteront pas (pourquoi le feraient-ils ?). C’est peut-être bien que je ne sois pas allé le saluer.
Alors j’ai imaginé, pour m’occuper, que ça aurait pu être toi. Après tout, pourquoi pas, tu aurais très bien pu être là, quelque part, tu y as plus ta place que moi. Je t’aurais reconnu et je me serais dit « c’est le destin » ou plus modestement « c’est ma chance » mais je n’en aurais rien laissé paraitre, et comme tu le dis chaque lendemain « tu n’es le petit ami de personne ». Je t’aurais approché l’air de rien, mimant la fascination pour une conversation que je n’entendrais pas, espérant que tu me vois. J’aurais été jalouse que tu préfères parler à quelqu’un d’autre que moi et je t’aurais salué d’un mouvement de tête poli quand nos regards se seraient croisés. J’aurais fini par céder (car toi tu ne cèdes pas, moins par orgueil buté que parce que je ne t’intéresse pas plus que n’importe quel autre convive) et je serais allée te dire bonjour, deux bises aériennes, ou même un simple sourire, comme si nos rencontres n’étaient que la vague scansion d’une fréquentation permanente, sous-marine, sans début ni fin, une note de bas de page qui courrait en frise, par enjambement, d’un bout à l’autre de nos histoires respectives. On aurait parlé, de cette conversation fluide et ininterrompue qui se déroule entre nous, et je me serais détournée, moins parce que j’aurais ressenti le besoin de parler à quelqu’un d’autre que pour ajouter une scène à ma comédie de la nonchalance, et je m’en serais mordue les doigts. Je t’aurais gardé à l’œil, de loin, parce que ta présence me rassure (faute d’oser profiter de ta compagnie, je me repais de la virtualité d’en profiter), et tout à coup tu aurais disparu, tu serais partie rejoindre quelqu’un d’autre, une autre soirée, une autre vie, et j’aurais soudainement eu envie de rentrer chez moi. J’aurais regardé mon téléphone, tu ne m’aurais pas dit au revoir.
Je me suis dirigée vers le bar, moins dans l’espoir que l’alcool fasse de moi quelqu’un de sociable et d’amusant que pour me réchauffer. Et parce que le bar comporte un certain nombre d’interlocuteurs captifs et à la langue déliée, qui m’entraineront peut-être dans leur badinage sans que je n’ai rien à faire, sans que j’ai à lutter. J’ai eu du mal à le trouver, la salle était immense, une espèce de hangar des fêtes (c’est peut-être pour ça que j’ai si froid), un hangar à baleines aux murs sombres, vaguement éclairé par des néons bleus étouffés. Le brouhaha des conversations ricochait contre la musique que personne n’écoutait.
Je me suis faufilée entre les corps agglutinés, j’ai senti une main sur ma taille, je me suis retournée, ce n’était rien. J’ai demandé une coupe de champagne, je n’aime pas spécialement mais je me dis que comme ça, j’aurais rentabilisé ma soirée. J’ai croisé un regard, un brun aux yeux bleus comme je les aime, je me suis dit en le regardant que ce doit être le genre de personnes qui semblent spéciales, ou peut-être juste que je le trouve beau. Je lui ai souri, il m’a souri, j’ai attendu qu’il se rapproche. Je me suis demandée à quel moment j’avais renoncé à être une personne pour devenir une femme. Fausse alerte, il ne s’est rien passé. Je me suis faite aborder par un type vide, le genre qui luttait visiblement pour regarder mes yeux plutôt que mes seins, je n’écoutais pas vraiment ce qu’il disait mais ça n’avait pas vraiment d’importance. J’aurais aimé avoir amené quelqu’un, n’importe qui, un complice avec qui rire de la langue lubrique du type du bar. Soudain, j’ai eu envie de faire quelque chose qui ne me ressemblait pas, quelque chose dont je n’avais pas envie : me faire tripoter dans un coin sombre, une virée sur une cylindrée avec un motard bourré, une ligne de coke, baiser dans les toilettes du hangar, n’importe quoi, pour ne plus penser à qui je suis et t’oublier quelques instants. J’envisageais de rentrer avec le type du bar, lui ou un autre, de toute façon il était trop tard pour aborder les gros poissons, ils auraient trop bu ou pas assez, et si je les avais abordé à ce moment-là ils auraient juste voulu me déshabiller et je n’aurais rien eu en échange. J’imaginais déjà ma fin de soirée, le retour en taxi, interminable, que je n’aurais pas su comment meubler alors j’aurais répondu avec mollesse aux baisers du type du bar et j’aurais essayé de l’empêcher de me débrailler, j’aurais rentré ma clef dans la serrure sans y penser et avant de fermer la porte je me serais souvenue que je n’était pas seule, le type du bar aurait enlevé rapidement mes vêtements, 45 minutes de sexe monotone, j’aurais regardé le plafond et je me serais dit que j’avais mal aux jambes pendant qu’il besognerait servilement, réglé comme un métronome. Avec un peu de chance il aurait eu une panne, il m’aurait dit « je ne comprends pas, ça ne m’arrive jamais » (l’alcool, chéri), j’aurais eu un sourire de circonstance, et je ne serais pas parvenue à dormir parce qu’il se serait endormi en me serrant dans ses bras ou tout autre acte malsain. Toi, tu ne me touches jamais dans ton sommeil. En fait, tu prends toute la place, comme si je n’étais pas là. Une façon comme une autre de me dire que tu n’es le petit ami de personne.
Revoilà le brun aux yeux bleus qui lève son verre dans ma direction, j’ai décidé de tenter ma chance, au point où j’en étais, j’ai demandé un autre verre de champagne pour avoir une excuse pour trinquer et je suis allée lui parler. Je songeais un instant à me plaquer contre lui et lui offrir mes lèvres sans un mot, avec une pose d’actrice hollywoodienne, puisque de toute façon il n’y avait rien d’autre à faire à cette heure de la soirée. J’optais finalement pour un « bonsoir » raisonnable, il a dû sentir ma pulsion car il a eu un sourire carnassier d’homme sûr de son charme. On a discuté et sa conversation était d’une qualité nettement plus appréciable que celle à laquelle je m’attendais. Soudain j’ai dit « je rentre », parce que j’avais tellement envie de me blottir sous une couette, de ne plus rien entendre, parce que je voulais qu’il me retienne, qu’il me dise « je prends mon manteau ». Mais il m’a toisé et m’a dit d’un ton sec « au revoir, alors ». J’aurais aimé que tu sois là.

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