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Toutes les bonnes choses ont une fin. Cette année, je ne suis pas une petite fourmi de librairie. Cette année, ça tient plutôt du hamster de bureau.
 
Quand je suis arrivée, ça commençait bien : la personne qui m’a accueilli me fait une rapide présentation des lieux et me dit qu’il faudra attendre sa collègue pour me donner quelque chose à faire parce qu’elle ne sait pas quoi me donner. Une demi-heure à sourire à mon fond d’écran faute de meilleure idée pour me donner une contenance. La collègue arrive : « - tu sais quoi lui faire faire toi ? - Non, et toi ? ». Le problème, ce n’est pas qu’il n’y a rien à faire, mais que cela ne vaut pas le coup de me former pour trois semaines. Là, je crois ma fortune est faite : encore trois semaines de vacances payées à condition de faire acte de présence. Mais il ne faut pas sous-estimer l’organisation bureaucratique.
 
Pour m’occuper, une de mes collègues me montre la machine à café (comprendre : elle a badgé depuis cinq minutes et elle a déjà besoin d’une pause café. Le verbe « badger » mérite une explication : cette entreprise moderne est dotée d’une pointeuse pour fliquer les allées et venues de ses employés. Dommage qu’en l’absence de portillon, l’obligation de faire acte de présence numérique soit laissée à la libre appréciation de ces derniers.). Le temps de remonter, l’autre avait trouvé une tâche à me confier : de la saisie, c’est-à-dire l’activité la plus abrutissante qui soit : du copier-coller. Après trois heures et une crampe au pouce gauche (celui qui appuie sur c et v dans ctrl-c et ctrl-v), je finis par mettre des écouteurs pour empêcher mon cerveau de couler par mes oreilles et pour échapper aux marmonnements de ma compagne de bureau (c’est incroyable la quantité de salive qu’elle peut dilapider à sa propre intention. Elle passe son temps à se parler à elle-même, ce qui est prodigieusement agaçant car à chaque fois on se sent obligé de tendre l’oreille au cas où elle ait vraiment quelque chose à nous faire faire, un coup à foirer son ctrl-v). Après cinq heures et une paralysie oculaire du fait d’un cerveau mis en veille, je finis par m’accorder une pause bien méritée à base de lecture intellectuelle. Ma voisine me fait alors « moi ça me gène pas mais fais gaffe à ce que le chef ne te voit pas ». C’est alors que j’ai commencé à développer cette technique bien connue de tout adolescent dont les parents surveillent les devoirs et tout salarié digne de ce nom : l’art de faire semblant de travailler, l’esprit aux aguets pour rejeter promptement le livre incriminé au loin et prendre l’air inspiré par une colonne de chiffres quelconques mise en fond d’écran pour donner le change rapidement.
 
Deuxième jour, miracle, une collègue me confie une mission à responsabilité, une quasi-promotion : elle me montre comment marche la photocopieuse du couloir, ce qui est relativement inutile dans la mesure où j’ai une imprimante-scanner reliée à mon ordinateur. Pris d’une inspiration subite, elle décide également de me montrer une minuscule opération, pas trop compliquée : ça y est, j’ai une mission, je dois surveiller les demandes entrantes et faire le nécessaire lorsqu’il y en a une. Pas de bol, lorsque pleine de fierté à l’idée de me rendre enfin utile, je tente de m’acquitter de ma tâche, un message d’alerte vengeur me stoppe dans mon élan. Mon identifiant est comme un bambin dans une maison de riches : on regarde, on ne touche pas. Super pratique.
 
Le troisième jour, 1000 lignes de saisie Excel plus tard, j’ai fini la tâche qu’on m’avait donnée de mise à jour de base de données et je suis devenue experte en noms de fournisseurs de l’entreprise pour laquelle je travaille. Ma collègue transpire de soulagement (il faut dire que trois jours plus tôt, la dernière mise à jour s’arrêtait en avril 2010) et trouve promptement autre chose pour m’occuper. C’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance du PIC (on m’a prétendu que c’était les initiales de Projet Informatique et Communication mais à mon avis c’est plutôt quelque chose comme Pervers Instrument Crétin). Le PIC, ça ressemble au minitel ou à une invite de commande, ça prend des couleurs de très mauvais goût (celui de ma collègue a un fond blanc avec des caractères verts et rouges, on dirait un sapin de Noel) et ça ressemble à un labyrinthe inextricable : on fait entrer sur une ligne d’un menu, on atterrit sur un autre menu, c’est un peu la surprise à chaque fois. Malheur à celui qui fait précédent un coup de trop, il pourrait mettre des heures à retrouver son chemin ! Et surtout surtout, chose vraiment terrible pour un hamster de bureau, les touches ctrl-c et ctrl-v ne fonctionnent, on est obligé d’employer un bouton dans la barre de menu. Et ça, c’est pas très très gentil quand on a été formaté à appuyer inlassablement sur les mêmes trois touches. Ma mission consistait en une saisie de numéro de commande, encore une répétition de tâches de doubles clics et de saisies d’une combinaison de 8 caractères. Ça m’a bien pris 30 minutes. Ça me laissait deux bonnes heures de pause avant mon départ.
 
Le quatrième jour, il a bien fallu trouver des choses à me faire faire puisque je n’avais plus de bases de données à me faire compléter. Mes collègues ont déployé des trésors d’ingéniosité pour trouver des tâches à ma portée. J’ai donc eu l’insigne honneur de saisir des dates (toujours la même, celle du jour) et de compter manuellement les commandes commençant par le même nombre (ça aurait été dix fois plus vite si j’avais eu le document informatique Excel, c’est à ce moment-là que j’ai compris que mes maigres connaissances bureautiques dépassaient probablement celles de mes collègues). Sinon, j’ai aussi eu droit de faire des lettres aux fournisseurs (tâche incroyablement ardue : il s’agissait de copier-coller dans un mail le texte stéréotypé, de chercher les fournisseurs écartés de la transaction et le nom de l’opération pour le mettre en objet et c’est là où ça se corse, de déchiffrer l’écriture illisibles de la personne que je remplace pour saisir leurs adresses mail. La subtilité c’est que je n’ai pas les droits pour envoyer des mails en dehors de la messagerie interne à l’entreprise avec mon identifiant : il s’agissait donc de mettre les mails dans le corps du message pour que ma collègue puisse les copier-coller un à un en expéditeur et les envoyer avec son adresse pro. Efficacité, telle est la devise de toute bonne administration). Comme si je n’avais pas assez souffert, on m’a donné de la re-vérification (un petit côté front populaire : bientôt on va me donner à creuser des trous pour les reboucher ensuite) de concordance entre une base de données et celle du PIC (j’ai mis 15 bonnes minutes à retrouver la façon d’accéder aux informations dont j’avais besoin après un « précédent » malheureux).
 
Cinquième jour. Quelques scanners. J’ai prévu de la lecture de toute façon.
 
Dans ces conditions, vous vous dites : mais comment fais-tu pour survivre ? C’est très simple : j’ai de la musique pour éviter de m’endormir inopinément, je m’accorde de nombreuses pauses et surtout j’ai mon portable. Car l’échange de textos entre stagiaires est la seule façon de se détendre pour de bon.
 
Mais ce que j’apprécie vraiment dans mon travail, ce sont mes collègues. Ils valent presque les profs de la librairie.
 
Par exemple, la collègue qui m’a accueilli lorsque je suis arrivée me dit après quelques minutes « on va essayer de limiter au maximum tes temps morts ». A la fin de ma journée, j’ai comptabilisé près d’une heure de coups de fils perso de sa part.
 
Mais ma préférée, c’est l’autre, celle qui a un bureau pour elle toute seule. Super gentille, elle se répand en compliments à mon égard dès le premier jour (« tu es souriante, c’est agréable ! », « qu’est-ce que tu es serviable ! »), au bout de trois jours me sort « heureusement que t’es là ! » (c’est sûr que ce sont mes deux heures de boulot effectif par jour qui permettent à l’entreprise de tourner) et finit par me demander « tu m’expliqueras ce que ma collègue t’a demandé de faire lundi, quand elle sera en vacances. Non mais tu le notes sur un post-it pour y penser, hein ? Non mais tu m’expliqueras parce que moi je sais pas ce qu’elles font alors je veut bien que tu m’expliques. On sera dans mon bureau, tu me montreras sur mon poste. On fermera la porte, on sera plus tranquille… ». Je suis hétérosexuelle. Il parait qu’elle a fait la cour avec beaucoup d’insistance à un collègue, se ramenant dans son bureau à tous propos et en plaçant subtilement dans la conversation qu’elle était séparée, qu’elle était donc libre comme l’air et que justement elle ne faisait rien vendredi soir. Précisons que le type était marié. Apparemment, je suis la suivante.).
Je n’aime pas dire du mal d’elle parce qu’elle est vraiment aimable mais ses pensées ont un ping de deux minutes, donc elle a tendance à boucler sur la même pensée pendant plusieurs minutes. Et parfois elle répète les mêmes choses d’un jour à l’autre (« c’est calme en ce moment. » je sais, tu me l’as dit hier. Et le jour d’avant. Et le jour encore avant…). Et comme si ça suffisait pas, elle a tendance à couper la parole pour rebondir sur des choses qui n’ont aucun intérêt :
« - Tu étudies quoi ?
- La sociologie de l’éducation.
- … ?
- Genre, étudier s’il y a vraiment eu démocratisation scolaire, voir quels groupes sociaux vont dans quelle filière…
- Genre dans quelle école vont les enfants du 93 ?
- non, pas géographiquement. Par exemple, les enfants d’agriculteurs vont plus dans le privé que ceux des ouvriers.
- Moi ma fille elle était dans le privé, mais ça lui convenait pas. J’aurai dû l’écouter, ça lui convenait pas, mais je lui disais tu restes. »
Comme si ma conversation n’était qu’un prétexte pour relancer la sienne.
Elle parle aussi de Mikael Jackson pendant dix minutes avec des étoiles dans les yeux, en disant que ça serait bien de faire de sa maison un musée « je suis pas fan, les T-shirts, les trucs à acheter ça m’intéresse pas. Mais pour moi, c’était comme un dieu. Il avait un truc. Mais je dirais pas que je suis fan. J’avais de l’admiration pour lui. Mais je crois pas que je suis fan, tu vois ? ».
Parfois elle semble même douter de ma capacité à lire : « tu as vu, c’est la date d’inscription » 1/ je sais lire 2/ ça me sert à rien.
D’une façon générale, cette femme manque plutôt de confiance en elle, ce qui l’amène à me poser des questions, d’un air confiant et préoccupé, sur des choix à faire. Mais je n’en sais pas plus qu’elle. Ou sinon, elle me demande quel genre de boulot mon autre collègue fait selon moi. Elle croit peut-être que j’ai été briefé sur des missions top secrètes.
Et bien sûr, il ne faut rien dire de mon absence totale d’activité puisque comme elle me l’a répété plusieurs fois : « on sait jamais peut-être que l’année prochaine il y aura plus de choses à faire… » Oui mais moi en attendant je suis payée 7 heures pour 2 heures de boulot effectif. Ma bonne conscience professionnelle me tiraille, au point de réclamer du boulot, même si je sais que cela signe mon arrêt de mort cérébral.
 
J'aime bien les discussions entre collègues, faut pas croire. L’autre jour, conversation mémorable autour de la machine à café à propos d’un type qui se plaint qu’il est sous-payé, quasi-exploité et ses collègues qui lui répètent qu’il a une attitude négative et je-m’en-foutiste qui risque de ne pas aider sa carrière. Toutes les dix minutes, la conversation revenait au point de départ. Fascinant.
En tous cas, je sens que j’ai la cote, même si la plupart du temps je suis exclue des discussions. Il y a par exemple ce collègue qui aux repas ne me lâche pas, en me parlant de films et d’acteurs sans me laisser le temps d’en placer une. Il me monopolise mais pendant qu’il parle, ça me laisse le temps de feindre l’enthousiasme et de trouver des synonymes de « ah oui ? » et « je vois ! » lorsqu’il semble quêter une réaction.
 
La vie passionnante de l’entreprise.