cigarette-and-coffee-milk

Samedi 19 septembre 2015 à 14:51

C’est à ce moment-là que tout a basculé, que j’ai cessé d’espérer. J’ai ouvert les yeux, je me suis redressée, le paysage visible depuis la fenêtre me jetait un regard glacé, et là j’ai su qu’il n’y aurait rien de plus, que je le reverrai jamais. Il n’avait rien dit pourtant, rien n’avait été dit. Il dormait encore. C’est peut-être parce qu’il me tournait le dos obstinément, lové à l’autre extrémité du lit, comme si son corps refusait ce qui s’était passé quelques heures plus tôt. Il avait eu l’air d’apprécier pourtant. C’était peut-être de voir sa chambre dans la lumière crue, sans focale, réverbérée par la neige. Je n’ai jamais pu dormir quand il y a de la lumière. Il y avait quelque chose dans cet appartement étranger, dans ces meubles, qui me disait que je n’y aurais jamais ma place, que je ne pourrais jamais m’y couler. Il émanait de la pièce une hostilité sourde, comme pour m’inciter à ne pas m’attarder.

J’avais beau savoir que c’était ce qui risquait d’arriver, de m’être attachée à ne pas mettre trop d’espoir dans ce rendez-vous, j’étais quand même déçue. Non, pas déçue. Dévastée. La violence de mes sentiments m’a surprise. Evidemment, je me suis mise à pleurer, que faire d’autre un jour de neige. J’ai pleuré silencieusement pour ne pas le réveiller. D’habitude, je pleure pour être plainte, consolée, cajolée. Je m’efforce donc de le faire face à une personne éveillée. Cette fois-ci, ce n’était pas la peine. Je disais adieu à mon rêve, et je ne pouvais le faire qu’en privé, du moins dans l’intimité toute relative d’une chambre qui n’était pas la mienne.

Je ne m’en suis rendue compte qu’après coup, mais je disais aussi adieu à mon adolescence. Je pensais l’avoir fait bien plus tôt, je ne suis pas du genre à idéaliser ma jeunesse, la mienne est une somme de souvenirs embarrassants, plein d’erreurs, de maladresses et de naïvetés. Je n’aime pas regarder en arrière. Mais les relations sentimentales étaient plus simples à l’époque, je veux bien leur accorder ça. Si quelqu’un me plaisait, et que par chance je lui plaisais aussi, on commençait à sortir ensemble, on s’embrassait et ainsi de suite. Au commencement de la relation était l’engagement, pour autant qu’on s’engage à quinze ans. Les baisers étaient pérennes et allaient de pair avec des dialogues, de l’affection, tout le package. Aujourd’hui, je ne sais pas à quoi engage un baiser : un autre rendez-vous, une autre mise à l’épreuve, comme un entretien d’embauche sentimental ; une nuit ; quelques semaines de relation, renouvelable jusqu’à ce que l’un des deux se lasse. Je ne sais pas si je dois mettre un sourire, une œillade, au crédit d’un intérêt platonique ou du désir ; je ne sais pas à partir de quand je peux tirer des plans sur la comète. J’ai l’impression de jouer à un jeu de dupe où le premier qui s’expose a perdu.

Avec lui c’était ça, c’était exactement ça. Un rendez-vous, un autre, je voulais tellement goûter ses lèvres. Je ne sais pas pourquoi ça a mis si longtemps, je ne le saurais probablement jamais. Peut-être que ce soir-là, il avait juste envie de passer le temps différemment. Toujours est-il que le baiser tant attendu est arrivé, et bien plus encore. C’était bien et un peu gauche, comme toujours la première fois. Je me suis endormie le ventre gonflé d’expectative, un peu étourdie par ce moment que j’avais tant rêvé les semaines précédentes. J’avais le sentiment d’avoir passé l’épreuve avec succès, que cette nuit ensemble était le premier jalon d’une relation naissante, et qui sait où cela allait nous entraîner, je croyais que j’avais des raisons d’espérer. Je croyais que je lui plaisais, plaire comme un euphémisme pour aimer, vous savez, ce verbe qu’on n’ose pas dire trop vite mais qui parfois plane dès l’aube d’une relation et on attend seulement, histoire de s’assurer qu’il n’y a aucun nuage qui menace, pour laisser les mots franchir les lèvres. Voilà, je croyais que c’était le début d’une histoire d’amour. Il avait tout pour me plaire, et j’avais tellement envie d’y croire.

La neige était tombée sans bruit pendant la nuit et c’est peut-être ça qui a tout changé. Je ne dis pas que sans cette eau glacée, il se serait réveillé, aurait posé les yeux sur moi et aurait dit quelque chose comme « bonjour chérie, je te fais un café ? » ou qu’il m’aurait embrassée, et que cette nuit-là aurait été suivie de beaucoup d’autres. La neige jetait une lumière différente sur ce qui s’était passé la veille. Les regards, ses mots, ses gestes. J’ai compris que je n’avais pas déchiffré les signes. Il avait juste besoin de quelqu’un pour réchauffer ses draps. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Les désirs de deux êtres ont si peu de chance de se rencontrer, je suppose que notre nuit de la veille était déjà un petit miracle. Soudain, je voulais qu’il ne voulait pas plus. C’est moche, mais c’est comme ça. Mes espoirs se sont froissés. Alors je suis restée un peu comme ça, assise en tailleur sur le lit. J’étais trop lasse pour sangloter. Une fois calmée, je l’ai regardé dormir quelques instants, pour m’imprégner de son image, tâchant de deviner ses rêves où je n’étais pas. Je me suis habillée, je suis sortie, tête nue sous les flocons. Je savais qu’il ne rappellerait pas.

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