cigarette-and-coffee-milk

Mardi 19 novembre 2013 à 23:31

Il faisait vraiment froid. Je ne sais pas si la salle n’était pas chauffée, ou trop peu, gonflée à la climatisation en plein hiver, ou si c’était juste moi qui avais envie de trembler. J’aurais peut-être dû garder mon manteau, mais alors qui aurait profité de ma tenue savamment composée ? en tous cas personne ne semblait affecté, les autres semblaient bien, nageant avec aisance dans leur sceau d’eau glacé, et moi j’étais frigorifiée. J’avais envie d’allumer une cigarette pour me réchauffer les doigts, et je me suis souvenue que j’avais arrêté, c’est en tous cas ce que j’affirmais à qui voulait l’entendre. Et comme j’avais l’espoir de ne pas rentrer seule (ne l’a-t-on pas toujours ?), alors je n’avais pas envie de charger mon haleine de nicotine. Cela dit, j’avais douloureusement conscience que cela impliquait d’aborder quelqu’un, quelqu’un de nouveau, et j’étais trop occupée à empêcher mes dents de claquer pour ça. Mais j’avais vraiment envie de cette cigarette, au moins pour me donner une contenance et pour me rassurer, un fétiche amical dans cette soirée hostile.
C’était une de ces soirées où on va moins par envie que par obligation, où on espère vaguement reconnaitre quelqu’un, pour avoir un prétexte pour ne pas s’en aller, mais la foule est trop dense et la lumière trop tamisée pour repérer un corps familier, à part en le percutant. Je passais en revue les techniques de camouflage que j’avais développées après quelques années de solitude. Sortir un livre était malheureusement exclu, l’atmosphère ne s’y prêtait définitivement pas, et je le regrettais, car le livre a le mystérieux pouvoir d’attirer des indésirables qui n’ont de cesse que de savoir ce que vous lisez, et est-ce que c’est bien et est-ce que ça vous plait, et ça me rappelle telle anecdote sans intérêt ; bref, d’interrompre votre lecture. J’aime à croire que ça me donne un air inaccessible, détaché, hors du monde, le genre de filles qui se croit trop bien pour la compagnie d’autrui. En réalité, ce n’est pas parce que je me crois mieux que les autres. C’est juste que dans l’ensemble, ils m’indifférent.
Je regrettais de ne pas avoir amené quelqu’un avec moi, toi par exemple, rien que pour me blottir contre ton dos et dévorer ta chaleur, tu m’aurais caché du reste du monde, on n’aurait eu besoin de personne, on aurait pu être n’importe où ailleurs. Et je me suis rappelé cette phrase que tu dis chaque lendemain matin, « je ne suis le petit ami de personne », comme si tu craignais que je l’oublie, que soudain je me pende à ton cou et que j’exhibe aux yeux du monde une bague factice que tu m’aurais offerte en gage de notre amour, que je perde les pédales et que je te dise « tu me plais ». Et tu n’as sans doute pas tout à fait tort. Et ça me fait frissonner à chaque fois que je l’entends.
Ça ne me dérange pas d’être seule au milieu des grappes des joyeux compagnons. Mais ce qui m’insupporte, ce sont les regards de pitié. Pire, les preux chevaliers qui croient faire une bonne action viennent se présenter, et me demandent ce que je fais ici. Peut-être qu’ils espèrent secrètement que je leur réponde, avec une œillade malicieuse, « je t’attendais ». Je crois qu’il y en a qui l’espèrent vraiment. Mais je suis venue ferrer de plus gros poissons, les pontes, les requins, ceux autour de qui le monde se fige et chacun retient son souffle en consultant son voisin « on le fait ? On va leur parler ? ». Et les requins s’en moquent, ils ne sont là pour personne, ils attendent juste les offrandes. Moi, ça m’est égal. Ça m’est égal d’être la cinquantième arriviste à les aborder et à leur tendre ma carte, ça m’est égal de leur servir le même discours en carton mâché qu’ils ont déjà avalé avec désinvolture encore et encore, de faire une gaffe par excès de médiocrité. Je sais qu’ils ne se souviendront pas de moi, de mon nom et ce qui fait de moi justement la personne idéale qu’ils attendaient, qu’ils ont attendu toute leur vie professionnelle, je sais qu’ils jetteront ma carte en même temps que toutes les autres. Je sais que je n’ai rien de spécial et que ce n’est pas à une soirée glacée que je vais soudainement me révéler éblouissante. Mais il faut le faire. Ne serait-ce que parce que les autres le font. Ça fait partie du boulot. Alors je me plie au rituel avec indifférence, tout au plus je récolterais une légère fatigue ou une vague gueule de bois, puisqu’aujourd’hui encore je n’ai rien avalé ou presque. Je devrais me diriger vers le buffet d’ailleurs, les gens sont toujours plus indulgents envers les esseulés quand ils ont un petit four à la main. Mais comme c’était prévisible, l’accès aux tables chargées de victuailles est barré par des indolents qui trouvent plus commodes de discuter avec les amuse-gueules à portée de main.
L’espace d’un instant, j’ai cru reconnaitre quelqu’un mais le temps que j’envisage de le saluer (ou était-ce une femme ?), il a disparu dans la foule. Tant mieux, cette histoire je la connais par cœur. On se salue avec enthousiasme, on a un bref instant l’impression qu’on s’est manqués l’un à l’autre, on passe fébrilement en revue les évènements récents qui méritent d’être énoncés, pour se congratuler mutuellement, les rares points communs qu’on se connait, un ange passe, on se sourit à pleines dents comme si ça faisait partie de la conversation mais le temps de l’échange est terminé, alors on regarde à droite et à gauche sans cesser de sourire, à la recherche d’un prétexte pour s’éclipser civilement et c’est généralement le moment où quelqu’un reconnait mon interlocuteur et entame avec lui une conversation enthousiaste dans laquelle je n’ai pas ma place. Au début je n’ose pas partir, par habitude et au cas où ma présence soit encore requise, les paroles coulent librement entre les deux autres comparses sans que je n’intervienne, je ne sais pas quoi dire, je fais mine d’écouter, très absorbée, très passionnée,  mais je ne trompe personne, je ne sais pas quoi dire, je sens bien la gêne des deux autres qui ne comprennent pas ce que je fais encore là, et moi non plus, je ne sais pas comment m’en aller alors je reste là, mais mon moment de répit est terminé, il faut que je parte en chasse de quelqu’un d’autre avec qui faire illusion, il faut que je trouve quelque chose, une envie d’aller aux toilettes, un coup de téléphone, un chat à nourrir, ton visage dans la foule. N’importe quoi, de toute façon ils ne m’écouteront pas (pourquoi le feraient-ils ?). C’est peut-être bien que je ne sois pas allé le saluer.
Alors j’ai imaginé, pour m’occuper, que ça aurait pu être toi. Après tout, pourquoi pas, tu aurais très bien pu être là, quelque part, tu y as plus ta place que moi. Je t’aurais reconnu et je me serais dit « c’est le destin » ou plus modestement « c’est ma chance » mais je n’en aurais rien laissé paraitre, et comme tu le dis chaque lendemain « tu n’es le petit ami de personne ». Je t’aurais approché l’air de rien, mimant la fascination pour une conversation que je n’entendrais pas, espérant que tu me vois. J’aurais été jalouse que tu préfères parler à quelqu’un d’autre que moi et je t’aurais salué d’un mouvement de tête poli quand nos regards se seraient croisés. J’aurais fini par céder (car toi tu ne cèdes pas, moins par orgueil buté que parce que je ne t’intéresse pas plus que n’importe quel autre convive) et je serais allée te dire bonjour, deux bises aériennes, ou même un simple sourire, comme si nos rencontres n’étaient que la vague scansion d’une fréquentation permanente, sous-marine, sans début ni fin, une note de bas de page qui courrait en frise, par enjambement, d’un bout à l’autre de nos histoires respectives. On aurait parlé, de cette conversation fluide et ininterrompue qui se déroule entre nous, et je me serais détournée, moins parce que j’aurais ressenti le besoin de parler à quelqu’un d’autre que pour ajouter une scène à ma comédie de la nonchalance, et je m’en serais mordue les doigts. Je t’aurais gardé à l’œil, de loin, parce que ta présence me rassure (faute d’oser profiter de ta compagnie, je me repais de la virtualité d’en profiter), et tout à coup tu aurais disparu, tu serais partie rejoindre quelqu’un d’autre, une autre soirée, une autre vie, et j’aurais soudainement eu envie de rentrer chez moi. J’aurais regardé mon téléphone, tu ne m’aurais pas dit au revoir.
Je me suis dirigée vers le bar, moins dans l’espoir que l’alcool fasse de moi quelqu’un de sociable et d’amusant que pour me réchauffer. Et parce que le bar comporte un certain nombre d’interlocuteurs captifs et à la langue déliée, qui m’entraineront peut-être dans leur badinage sans que je n’ai rien à faire, sans que j’ai à lutter. J’ai eu du mal à le trouver, la salle était immense, une espèce de hangar des fêtes (c’est peut-être pour ça que j’ai si froid), un hangar à baleines aux murs sombres, vaguement éclairé par des néons bleus étouffés. Le brouhaha des conversations ricochait contre la musique que personne n’écoutait.
Je me suis faufilée entre les corps agglutinés, j’ai senti une main sur ma taille, je me suis retournée, ce n’était rien. J’ai demandé une coupe de champagne, je n’aime pas spécialement mais je me dis que comme ça, j’aurais rentabilisé ma soirée. J’ai croisé un regard, un brun aux yeux bleus comme je les aime, je me suis dit en le regardant que ce doit être le genre de personnes qui semblent spéciales, ou peut-être juste que je le trouve beau. Je lui ai souri, il m’a souri, j’ai attendu qu’il se rapproche. Je me suis demandée à quel moment j’avais renoncé à être une personne pour devenir une femme. Fausse alerte, il ne s’est rien passé. Je me suis faite aborder par un type vide, le genre qui luttait visiblement pour regarder mes yeux plutôt que mes seins, je n’écoutais pas vraiment ce qu’il disait mais ça n’avait pas vraiment d’importance. J’aurais aimé avoir amené quelqu’un, n’importe qui, un complice avec qui rire de la langue lubrique du type du bar. Soudain, j’ai eu envie de faire quelque chose qui ne me ressemblait pas, quelque chose dont je n’avais pas envie : me faire tripoter dans un coin sombre, une virée sur une cylindrée avec un motard bourré, une ligne de coke, baiser dans les toilettes du hangar, n’importe quoi, pour ne plus penser à qui je suis et t’oublier quelques instants. J’envisageais de rentrer avec le type du bar, lui ou un autre, de toute façon il était trop tard pour aborder les gros poissons, ils auraient trop bu ou pas assez, et si je les avais abordé à ce moment-là ils auraient juste voulu me déshabiller et je n’aurais rien eu en échange. J’imaginais déjà ma fin de soirée, le retour en taxi, interminable, que je n’aurais pas su comment meubler alors j’aurais répondu avec mollesse aux baisers du type du bar et j’aurais essayé de l’empêcher de me débrailler, j’aurais rentré ma clef dans la serrure sans y penser et avant de fermer la porte je me serais souvenue que je n’était pas seule, le type du bar aurait enlevé rapidement mes vêtements, 45 minutes de sexe monotone, j’aurais regardé le plafond et je me serais dit que j’avais mal aux jambes pendant qu’il besognerait servilement, réglé comme un métronome. Avec un peu de chance il aurait eu une panne, il m’aurait dit « je ne comprends pas, ça ne m’arrive jamais » (l’alcool, chéri), j’aurais eu un sourire de circonstance, et je ne serais pas parvenue à dormir parce qu’il se serait endormi en me serrant dans ses bras ou tout autre acte malsain. Toi, tu ne me touches jamais dans ton sommeil. En fait, tu prends toute la place, comme si je n’étais pas là. Une façon comme une autre de me dire que tu n’es le petit ami de personne.
Revoilà le brun aux yeux bleus qui lève son verre dans ma direction, j’ai décidé de tenter ma chance, au point où j’en étais, j’ai demandé un autre verre de champagne pour avoir une excuse pour trinquer et je suis allée lui parler. Je songeais un instant à me plaquer contre lui et lui offrir mes lèvres sans un mot, avec une pose d’actrice hollywoodienne, puisque de toute façon il n’y avait rien d’autre à faire à cette heure de la soirée. J’optais finalement pour un « bonsoir » raisonnable, il a dû sentir ma pulsion car il a eu un sourire carnassier d’homme sûr de son charme. On a discuté et sa conversation était d’une qualité nettement plus appréciable que celle à laquelle je m’attendais. Soudain j’ai dit « je rentre », parce que j’avais tellement envie de me blottir sous une couette, de ne plus rien entendre, parce que je voulais qu’il me retienne, qu’il me dise « je prends mon manteau ». Mais il m’a toisé et m’a dit d’un ton sec « au revoir, alors ». J’aurais aimé que tu sois là.

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