cigarette-and-coffee-milk

Mardi 19 novembre 2013 à 17:04

« Les rapports amoureux sont devenus très volatils, le lieu de l’ambivalence, du risque, de l’incertitude. Par exemple, la question de l’intention des partenaires au début de la relation reste en suspens, n’est pas géré par des codes et des rituels sociaux qui permettent de naviguer sur les grandes eaux troubles de l’incertitude. »[1]
Alors il buvait un verre, et je buvais un verre, et je me demandais à quel jeu on jouait. Est-ce que j’étais la seule à jouer ou est-ce qu’il jouait aussi, j’avais besoin de savoir parce qu’il parait qu’il faut être deux pour danser le tango, mais c’est le genre de jeu qui prend fin quand on en énonce les règles. Tout parait si simple dans les films, quelques soient l’indifférence ou les hésitations feintes par les deux protagonistes après le premier baiser, le spectateur a la douce certitude qu’à la fin ils finiront dans les bras l’un de l’autre, enfin apaisés. Mais ici c’est la vraie vie et le premier baiser n’est que le préliminaire rapidement expédié au profit d’une petite baise rapide et hygiénique. Dès le premier regard, j’ai confondu ça avec un coup de foudre, une belle histoire que je pourrais raconter dans dix ans, parce que c’était lui parce que c’était moi, comme un conte qui serait arrivé à quelqu’un d’autre. On aurait suivi toutes les étapes, toutes les péripéties, on se serait plu, séduction à l’ancienne, des obstacles à surmonter évidemment, peut-être un malentendu épique, il m’aurait vu avec mon cousin et m’aurait confondu avec une fille sans attache, il aurait été froid avec moi sans que je comprenne pourquoi ; il aurait été engagé auprès d’une autre et il l’aurait abandonnée devant l’autel ou devant l’hôtel parce que j’aurais été la seule à le faire se sentir vivant ; on aurait renoncé à une opportunité professionnelle l’un pour l’autre ; on aurait renoncé à notre liberté pour vivre quelque chose de grand. Ou alors ça aurait été comme un courant électrique entre nous, une attirance magnétique qui aurait fait taire tout le monde autour de nous à chaque fois qu’on se croise. Peut-être simplement que je l’aurais pris pour un crétin, il aurait cru que j’étais arrogante et des circonstances nous auraient rapprochés et on aurait découvert que nous étions fait l’un pour l’autre. N’importe quoi.
Mais notre histoire, c’était une nouvelle, un clip. On s’est plu, séduction moderne, l’affaire a été conclue comme une soirée et on s’est jamais rappelés. Tout y était pourtant, le choc du premier regard, la connivence entre nous et les sourires en coin. Ça ressemblait à une histoire d’amour mais ce n’était qu’un accident, un événement contingent, il est parti en ramassant ses affaires, un peu gêné, comme après une soirée arrosée, un malheureux malentendu, une erreur.
Et on s’est revus, et ce n’était même pas gênant, tendu, j’avais le cœur qui battait plus fort et lui, il m’a juste fait un signe de tête, comme on salue une vague connaissance. Et on s’est revus et c’était comme s’il ne s’était rien passé, la connivence entre nous et les sourires en coin, mais ce n’était rien, nullement le prélude d’étreintes passionnées et de nuits de discussions chuchotées, seulement la marque d’une camaraderie forcée, des collègues qui prennent un café ensemble tous les matins pour tuer le temps, des mots polis, de circonstances. Pas d’intimité, pas d’évolution possible, pas de plan cul qui devient un plan couple, c’était juste une étreinte de commodité, parce que l’instant s’y prêtait et que trois putains de planètes étaient alignées, juste un fantasme dissipé au premier coup de reins.
Il buvait un verre et je buvais un rêve et je voulais tendre le bras pour le toucher, comme pour m’assurer de sa présence, et goûter la texture de sa peau et déjà il se détournait pour saluer quelqu’un d’autre, poursuivre une autre conversation, pour jeter son gobelet en plastique, pour rejoindre une vie dont je ne faisais pas partie, où je n’avais pas ma place.
 


[1] Journet Nicolas, « rencontre avec Eva Illouz : tourments d’hier, tourments d’aujourd’hui », Sciences humaines, Grands dossiers n°32, sept-nov 2013, lien

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