cigarette-and-coffee-milk

Samedi 23 novembre 2013 à 20:17

Je me suis demandé à quel moment Astrid et moi avons cessé d’être amies. Bien sûr, nous étions toujours amies, c’est du moins ce qu’elle répétait aux personnes auxquelles elle me présentait les rares fois où elle et moi nous voyions encore, « c’est ma meilleure amie ». Elle me semblait pas percevoir la contradiction entre cette affirmation et le fait que nous nous parlions trois fois par an tout au plus, et toujours des conversations superficielles, juste de qui mettre à jour les informations biographiques. Peut-être que j’avais endossé ce rôle pendant trop longtemps pour pouvoir y renoncer. Alors j’étais la meilleure amie d’une étrangère. Je ne comprenais pas cet étrange fétichisme d’Astrid pour les vestiges de notre amitié, tout comme je ne comprenais pas pourquoi désormais elle collectionnait les matriochkas. Il y avait eu un temps où Astrid était le prolongement de moi-même, lorsque nous dansions nos mouvements s’harmonisaient à la perfection.

Aussi, j’étais un peu surprise de la trouver à ma porte un soir, elle était ruisselante, sans que je sache si c’était de la pluie ou des larmes. A vrai dire, j’étais surprise qu’elle connaisse mon adresse. Elle n’était jamais venue chez moi, c’est toujours moi qui allait chez elle. Nous étions deux sédentaires, mais la force d’inertie d’Astrid était plus grande que la mienne. Ou peut-être que je n’ai jamais cherché à lui tenir tête. Lorsque nous étions adolescente, j’étais tellement éblouie par notre relation, par le supplément d’âme que m’apportait Astrid, que j’étais prête à tout lui passer. Je suppose que j’ai pris cette habitude.

Astrid était à la porte et j’hésitais à la laisser entrer. C’était puéril, je sais, mais je n’avais jamais pu lui pardonner ses petites trahisons, les coups de canif dans le contrat tacite de notre amitié, jusqu’à ce que cette dernière appartienne au passé. Bien sûr, Astrid n’aurait pas compris le problème, j’avais toujours répondu poliment à ses rares invitations, pour elle tout allait bien entre nous. D’une façon générale, Astrid a du mal à voir ce qui se passe au-delà de son nombril. Je ne sais pas si elle avait toujours été comme ça ou si, dévorée par sa sensibilité d’adolescente exaltée, elle avait fini par étouffer en elle tout ce qui en faisait une personne qui sortait du lot. Oui, j’avais été fascinée par le tourbillon Astrid. Difficile de résister à un mélange de rires et de blessures secrètes. Je me demande aujourd’hui si elle n’en jouait pas, même inconsciemment, pour me garder dans son sillage. Ne le faisons-nous pas tous ? Je renonçais à lui fermer la porte au nez, parce que ça aurait été cruel et j’ai dû sentir que c’était important, qu’elle se présente là ce soir, que quelque chose de grave s’était passé. Non, c’est faux. En vérité, je voulais juste satisfaire ma curiosité. Je me suis effacée, elle est entrée et elle a laissé tomber son manteau, son sac, son écharpe en un petit tas mouillé sur mon plancher. Elle ne s’est même pas donnée la peine de retirer sa veste, elle l’a juste laissée glisser le long de ses bras jusqu’à ce qu’il soit rattrapé par la gravité. Il y avait quelque chose de grave, une lassitude extrême dans ce geste, et en même temps une certaine désinvolture. Je ne suis pas quelqu’un de maniaque. Je suis même franchement bordélique, et je n’ai aucun problème personnel avec la poussière et les éviers pleins. Mais voir ce manteau, ce sac, cette écharpe gorgés d’eau sur mon plancher, humides et peut-être ruisselants sur lui, ça m’a mise hors de moi. A peine arrivée, Astrid marquait déjà ce territoire comme le sien, y déposait son bric-à-brac, prenant place sur une chaise – ma chaise, la seule de l’appartement – sans y avoir été invitée. Astrid n’a d’ailleurs pas sacrifié aux rites d’usage, elle n’a pas promené sur la pièce un regard faussement admiratif, elle ne s’est pas extasiée devant les reproductions aux murs, en fait elle n’a fait aucun commentaire. Elle s’est contentée de réclamer un thé en regardant dans le vague. Je crois que ce sont les premiers mots qu’elle m’adressait depuis que je l’avais découverte sur mon seuil. Ce qui était d’autant plus dérangeant qu’Astrid était en temps normal un moulin à paroles, qui ne se lassait jamais d’évoquer son travail, ses collègues, ses anciens camarades de promo, ses amis et les gens qu’elle avait rencontré, ses voyages. J’avais parfois le sentiment qu’Astrid s’efforçait d’être en contact avec le plus grand nombre de personnes possible dans le seul but d’alimenter sa propre conversation. Le caractère stérile de ce système (discuter avec des gens pour parler d’eux à d’autres gens) me semblait une douce stupidité. Le plus souvent dans nos conversations, mes paroles ne semblaient qu’un prétexte pour relancer la sienne. Ça m’a convenu pendant un temps, parce que j’adorais l’écouter et que j’avais le sentiment qu’elle m’écouterait à son tour si un jour j’en avais besoin. Mais je n’en suis plus si sûre.

Je lui ai donné une tasse de hé, parce que j’étais curieuse. Mais Astrid ne parlait pas. Elle le buvait à petites gorgées, en se brûlant vraisemblablement la langue. « Julia » a-t-elle dit d’un ton solennel qui ne lui ressemblait pas non plus, ces dernières années je ne l’avais guère entendu que babiller. « Il faut que tu m’héberges quelques jours. Tu peux ? ». Pas « tu veux ». Pas « s’il te plait ». La demande d’Astrid portait uniquement sur le plan pratique. Ce qui montrait à quel point elle me connaissait mal. Qu’est-ce que je pouvais dire, alors qu’elle trônait sur l’unique chaise de mon appartement et que je ne savais toujours pas ce qu’elle faisait chez moi. J’ai dit oui.

Puis elle a dit « ça ne te dérange pas si je dors sur ton divan ? je suis épuisée. ». Elle s’est étendue, tout habillée (tout juste s’est-elle souvenue de retirer ses chaussures), avec son pantalon encore maculé de pluie, je crois qu’elle s’est endormie presqu’aussitôt. Elle m’a chassée de mon propre salon. Ça aurait dû me mettre en colère, comme presque tout ce qui touchait à Astrid depuis qu’elle avait commencé ce nouveau travail. Mais je me suis juste sentie très fatiguée, comme si sa lassitude m’avait contaminée. J’ai lu un peu dans ma chambre avant de me coucher à mon tour.

A mon réveil, elle était partie, la vaisselle avait été faite et il y avait un mot sur la table de la cuisine « partie régler des trucs, à ce soir ». Elle n’avait pas indiqué l’heure à laquelle il fallait l’attendre ni si elle s’attendait à ce que nous dinions ensemble. Je savais qu’il était inutile de l’appeler pour régler ces détails, puisqu’elle avait laissé son portable chez moi, comme d’autres affaires qui ponctuaient soudain mes meubles. J’avais le sentiment d’être à sa merci, dépossédée de ma journée. Je suis restée à l’appartement, sans oser m’absenter, à vaquer à mes occupations, avant de regarder l’heure compulsivement à partir de 18 heures.

Astrid est rentrée vers 22 heures, l’air extrêmement satisfaite d’elle-même. J’étais assise sur la chaise, j’attendais, mais elle n’a rien dit de sa journée, elle n’a rien dit d’important, elle a commencé à me raconter le projet sur lequel elle travaillait et qui lui plaisait beaucoup, elle me posait parfois des questions sur moi mais ne me laissait pas finir mes réponses. Du grand Astrid. Nous avons fini par aller nous coucher, je n’ai réussi pas à lui poser une seule question sur elle, à part des détails sur son travail.

Les quelques jours se sont avérés quelques semaines, je lui ai confié un double des clefs, elle faisait des courses pour nous deux, se servait dans mes réserves de thé, je n’osais pas entrer dans le salon qui était devenu sa chambre. Elle ne semblait pas songer à partir et moi je ne le lui demandais pas, parce que pendant de brefs instants j’avais l’impression de retrouver la meilleure amie que j’avais eue quand j’étais adolescente. Mais je commençais à me sentir à l’étroit dans mon propre appartement.

 

Un mois après ce qui s’était révélé son emménagement, alors que nous faisions la vaisselle, elle lavait et j’essuyais, je lui ai demandé « Astrid. Qu’est-ce qui s’est passé. ». Je m’attendais à ce qu’elle esquive, à ce qu’elle parle encore une fois de son boulot (et je jure que si j’avais encore entendu une seule fois le nom de son supérieur, je l’aurais étranglée), mais elle s’est figée, assiette dans une main et éponge dans l’autre, un amas de mousse a glissé sur la faïence et a heurté l’eau dans l’évier avec un bruit mat.

Elle a dit d’une voix blanche « Chris a été arrêté ». Et elle n’a plus rien ajouté, de toute la soirée, malgré mes questions. Chris était le garçon avec qui elle sortait depuis l’école primaire ou approchant, son seul et grand amour. C’était un de nos grands sujets de discussion, évidemment, lorsque nous étions tous adolescents elle s’inquiétait parce qu’il commettait de petits larcins pour financer sa consommation d’herbe, ils se disputaient souvent à ce propos, elle avait plusieurs fois menacé de le quitter à cause de ça, des vols et du shit. Je crois que c’était moins les risques qu’il prenait qui la contrariait que le fait qu’elle n’avait absolument aucun contrôle sur les décisions qu’il prenait et ça la rendait dingue. Je ne sais pas pourquoi ils se disputent aujourd’hui. Toujours est-il que j’en étais réduite à des conjectures concernant cette arrestation. Visiblement c’était sérieux, puisqu’a priori il était incarcéré depuis un mois. Peut-être qu’il avait fini par s’insérer dans un trafic de drogues, un truc de grande ampleur, au point que leur appartement à lui et à Astrid avait été mis sous scellé parce que la police y avait trouvé une grande quantité de stupéfiants, ou alors le loyer était payé avec de l’argent sale. Peut-être que Chris a été impliqué dans un meurtre, un règlement de compte entre gangs.

Les jours suivants, je m’appliquais à être plus aimable avec Astrid, elle faisait comme si de rien n’était. Quand elle sortait, je lui demandais si elle allait voir Chris, ou son avocat, et elle secouait la tête avec un sourire.

 

Un jour, alors qu’Astrid avait encore oublié son portable, je le vis s’allumer, et le nom de Chris s’afficher. Quand elle est rentrée, je me suis précipitée sur elle et j’ai crié « Chris a été libéré ! » avec toute l’excitation que méritait l’événement. Elle m’a regardée d’un air interloqué. Elle n’avait même pas l’air surprise, stupéfiée par la nouvelle, c’était plus comme si elle ne comprenait pas de quoi je parlais. Puis elle s’est reprise, a souri chaleureusement, et elle est partie passer un long coup de fil dans la salle de bain où elle s’était enfermée. Quelque chose clochait. Je commençais à croire qu’elle s’était séparée de Chris, ou du moins qu’ils étaient brouillés, et quelle avait inventé cette arrestation pour que je ne pose pas de question et que j’accepte de l’héberger sans broncher. Astrid n’était pas une menteuse pathologique. Mais elle avait eu toujours eu un goût certain pour le drame.

Quand elle est sortie de la salle de bain, je l’attendais devant l’encadrement de la porte. Je lui ai demandé « Astrid. Qu’est-ce qui se passe. ». Elle m’a bousculée et est allée se coucher pour ne pas avoir à répondre. Encore une fois.

Le lendemain, elle était partie avec ses affaires, elle avait posé le double des clefs sur la table de la cuisine. Je ne savais toujours pas ce qui s’est passé. Rétrospectivement, je me demande si ce n’était pas un expédiant tordu pour renouer avec moi. Peut-être qu’elle avait pris conscience qu’il y avait un problème, finalement. Peu de temps après, j’ai appris par une connaissance commune qu’elle était partie en voyage d’affaire en Russie, avec Chris.

La discussion continue ailleurs...

Pour faire un rétrolien sur cet article :
http://cigarette-and-coffee-milk.cowblog.fr/trackback/3255795

 

<< Reine blanche | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | Reine rouge >>

Créer un podcast