cigarette-and-coffee-milk

Mardi 16 août 2011 à 16:20

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Au début, elle s’était dit qu’elle faisait des idées, qu’elle était trop vaniteuse. Les signes qu’on note distraitement et on finit par s’y raccrocher, par les guetter. Des petits gestes, des mots : cette façon de lui parler comme s'il n'y avait plus qu'elle, il était allé chez le coiffeur dans la semaine après qu’elle l’ait rencontré, cette façon de prendre son bras pour attirer son attention mais peut-être il le faisait à tout le monde, il ne portait pas son alliance, ces mains qui avaient pris ses épaules fermement pendant quelques secondes… mais cela ne prouve rien.
 
Mais elle avait envie de passer à autre chose, son couple l’ennuyait, elle voulait se dépayser le cœur, alors elle rêvassait, parce que ça flattait son ego et que ça l’occupait, parce qu’elle avait besoin de peupler son quotidien d’enjeux sentimentaux, mais elle n’y croyait pas vraiment, c’était un jeu auquel elle jouait seule, sur le plateau de son imagination elle avançait ou reculait d’une case selon les indices qu’elle faisait mine de déceler chez sa dernière cible, elle n’était même pas sûre de vouloir avoir raison, car quand l’amour fait irruption dans la réalité tout est tellement plus compliqué.
 
Elle ne se souvenait plus du moment où elle avait réalisé que ce n’était pas simplement dans sa tête. Après tout cela n’avait rien d’extraordinaire : un type marié depuis quinze ans, le démon du sablier à ses trousses, il croise une petite jeune, elle est suffisamment curieuse pour paraitre intéressée et puis c’est vrai qu’elle n’avait rien fait pour le repousser car elle avait envie d’en savoir plus sur lui, il l’intriguait un peu… Cela ne coûte rien de rêver.
 
Et puis leurs rêveries s’étaient entrechoquées, elle n’avait rien vu venir, ou plutôt elle l’avait trop rêvé pour croire que cela puisse être réel. Elle était flatté, certes, son désir d’évasion sentimentale l’avait presque poussée à céder pour de bon, à s’engager dans l’aventure de l’infidélité, après tout c’est encore ce qu’il y a de mieux pour tout le monde (plutôt qu’une rupture, plutôt que repousser leurs compagnons légitimes, les poignarder et puis il avait des enfants, des enfants qui auraient bientôt son âge à elle…), ça lui permettrait peut-être d’avancer, de se détacher de son histoire d’amour qui ne lui suffisait pas, qui ne lui suffisait jamais… Mais elle n’avait pas eu le courage, pas le cœur à trahir celui qui la soutenait depuis quelques années déjà… elle se servit de cette histoire et de son mariage à lui comme prétexte ; mais au fond elle le rejetait, il n’était pas vieux pourtant mais cet écart entre eux… elle ne pouvait s’imaginer embrasser ce visage qui commençait à être marqué par les ans, elle ne pouvait s’imaginer ouvrir les yeux et voir ce visage… ou peut-être que sa fixation sur le visage était elle-même un prétexte, un réflexe de défense pour ne pas se laisser entrainer dans une fuite en avant, pour ne pas se rendre vulnérable à nouveau.
 
Assis côte à côte sur des marches de ciment, se touchant à peine, ils fumaient une cigarette côté à côte, silencieux, encore lourds des mots qui venaient d’être échangés, lourds de leurs hésitations. Au fond, rien n’était joué.

Vendredi 29 juillet 2011 à 11:26

 
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Madeleine avait fondé une boutique, un palais, presque un temple à la gloire du sucré.
Un soin particulier avait été accordé à la vitrine, évidemment. Elle l’avait voulue sobre dans son agencement, pour montrer que les chocolats et les pâtisseries étaient une affaire sérieuse. Elle redoutait la vulgarité par-dessus tout. A droite de la porte blanche en bois ouvragé, une fontaine de chocolat, une petite folie qu’elle s’était offerte afin de créer une sorte d’euphorie auprès des clients devant ces litres de gâchis, comme un mouvement perpétuel de volupté. Bien qu’elle coûte une fortune en entretien, elle tenait à la laisser en fonction jour après jour car elle disait qu’une bonne pâtisserie vend du rêve et que la fontaine faisait partie du rêve. Le chocolat qui coulait de vasque en vasque était une recette de son crû, évidemment, un mélange de chocolat au lait avec une pointe de cannelle et d’épices. Lorsqu’elle était d’humeur bavarde, elle faisait asseoir ses clients réguliers sur une des tables disposées près de l’entrée pour leur parler glaçage et glucide et ils l’écoutaient patiemment pour avoir le droit de revenir. Ceux qui avaient le privilège d’y avoir goûté juraient qu’elle l’améliorait progressivement. A gauche de la porte, elle composait des arrangements chromatiques au gré de ses tocades, elle se moquait des modes et des saisons. Elle aimait les harmonies visuelles, les camaïeux. Elle avait lu quelque part que les véritables artistes étaient lunatiques, elle mettait donc un soin particulier à être imprévisible, elle pensait que cela lui donnait du charme. Il lui arrivait de fermer la boutique pendant quelques jours, pour réfléchir en paix à un nouveau décor. Elle refusait de le laisser voir avant d’être parfaitement satisfaite du résultat.
Je me souviens d’une vitrine en particulier (je ne sais pas pourquoi celle-là me revient plutôt qu’une autre, car c’était loin d’être une de ses meilleures réalisations). Elle était bleue, en dépit des protestations de ses assistants qui lui avaient fait remarquer que même en pâtisserie, il y avait peu d’aliment bleu. Elle avait haussé les épaules avant de passer une semaine dans l’arrière-boutique à composer des recettes au curaço et aux myrtilles. Elle s’était même rappelé d’un invraisemblable chocolat bleu, une spécialité locale appelée quernons d’ardoise. Inutile de dire qu’elle avait presque tout misé sur les dragées et les macarons. La composition finale était somme toute assez décevante : elle figurait un champ de fleurs, dont le cœur était figuré par des petits macarons à la vanille et au citron, et la tige par d’improbables orangettes au citron vert, recouverts d’une couche fine de chocolat croquant seulement de moitié, et les pétales étaient les fameux macarons et dragées. Elle s’était même offert la fantaisie de parsemer des Schtroumpfs en gélatine aux pieds des fleurs sucrées.
Lorsque les clients entraient dans la boutique pour la première fois, ils marquaient généralement un temps d’arrêt. Les artistes du coin avaient suggéré à Madeleine des décorations dans des tons doux, pastels, des peintures satinées, comme une gigantesque bonbonnière.  Mais elle avait des idées très arrêtées, elle avait la folie des grandeurs, elle avait voulu un castel gothique pour glucose, quelque chose d’élégant et d’ésotérique, comme une église de sabbat. Les murs étaient peints d’arabesques indigo sur fond noir, illuminés par un gigantesque lustre de cristal constellé de larmes étincelantes, et un grand miroir ovale enchâssé dans un cadre doré ouvragé. La boutique était parsemée de trois petits étalages de friandises, reposant dans leurs écrins de papier imitant de la dentelle noire, sur fond de soie lavande.
Les douceurs étaient regroupées par couleurs là aussi, plutôt que par types. Mes trois préférées. Un étalage contenant un assortiment rouge passion : des classiques (un fraisier au glaçage sensuel, une tartelette de groseilles, une fraise enrobée de chocolat noir, un cupcake laqué de crème rose et surmonté d’un cœur en pate d’amande, un tiramisu aux framboises nappé de sirop de grenadine, une pomme d’amour). Le deuxième était dans les tons vert acide : une buche glacée pistache zébrée de chocolat blanc et des éclairs glacés vert anis, des billes de chocolat au melon, des financiers au thé vert. La troisième vitrine était dans les tons sable : des caramels au beurre salé brillants dans leurs emballages de papier cristal, des fleurs des sables au chocolat au lait, une part de tarte tatin, une religieuse au café, un entremet saupoudré de cannelle.
Ces éventaires parsemant la boutique avaient pour effet d’attiser la gourmandise du client, étourdi par les effluves de chocolat chaud et de croissant qui emplissaient la boutique, abasourdi par la finesse des pâtes sablées, l’aspect irisé des glaçages, la texture satinée des chocolats, les couleurs vives des flancs, des gâteaux et des tartes qu’il imaginait fondre sur sa langue, leur texture ferme et onctueuse, croquante et moelleuse tour à tour, libérant leurs arômes tantôt amer tantôt acidulé mais toujours irrésistiblement sucré, suave, séraphique.
Alors il atteignait l’autel, le comptoir en bois d’ébène abritant des rangées de pâtisseries encore chaudes, débordant de crème fraiche et de coulis, des mokas, des mille-feuilles et des meringues, des beignets, des cakes, des brioches et des religieuses. Elle régnait en grande prêtresse derrière la caisse, conseillant les clients, comptant la monnaie en se léchant les babines, disparaissant parfois dans l’arrière-boutique pour contrôler le temperage de ses petites mains ou la cuisson d’une fournée de croissants. A côté de la caisse, un bocal en verre rempli de berlingots lisses et brillants.
Il y avait des clients qui venaient tous les jours, fascinés.

 
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