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Samedi 19 septembre 2015 à 13:04

Ca n’aurait jamais dû arriver. Et en même temps, j’avais tellement imaginé ce moment, je l’avais tellement fait rouler sur ma langue comme une friandise qu’en regardant en arrière, je me dis qu’il n’aurait pas pu en être autrement.

C’était un mercredi comme les autres. C’est étrange cette formule toute faite, « c’était un jour comme les autres ». Comme si un événement inattendu, un accro dans la trame du quotidien, devrait être précédé par des signes annonciateurs, comme si la journée devait être pavée d’indices pour nous préparer à son acmé. Peut-être que si j’avais été sur mes gardes, cela ne se serait pas produit. S’il avait plu des grenouilles, les choses n’auraient peut-être pas dérapées. S’il avait plu des grenouilles, je ne serais probablement pas sortie de chez moi. Mais les accidents surgissent sans crier gare – pourquoi s’en donneraient-ils la peine ?

Ma journée s’est déroulée normalement. J’étais allée à la bibliothèque universitaire dans l’espoir de finir l’article sur lequel je planchais depuis des semaines. A midi, j’avais mangé un de ces sandwichs en plastique qu’on trouve dans toutes les cafétérias, où la différence entre le jambon-beurre et le poulet-crudité tient davantage à la couleur qu’au goût. Vers seize heures quinze, je me suis ruée vers la sortie, en retard, comme tous les mercredis, mon article insolemment inachevé. J’ai pris le métro bondé, j’avais trop chaud. Chez mon élève, sa mère m’attendait, et elle avait encore à me transmettre une de ses mille recommandations tatillonnes sur la bonne manière de m’occuper de son fils, alternant précisions superflues et confidences déplacées. Je suppose qu’elle cherchait une alliée dans cette bataille qu’est la maternité. J’avais l’habitude, mais ce mélange de manières de petit chef et de complicité unilatérale a toujours eu le don de m’agacer. Comme si elle cherchait à me faire comprendre que « nous sommes du même monde, mais je signe vos chèques, ne l’oubliez pas ». Je ne risquais pas de l’oublier puisqu’elle parlait de mon salaire avant chacun des cours. M’avait-elle davantage énervée ce jour-là que les autres ? J’ai envie de le croire. Mais je ne suis pas sûre que ce soit vrai.

Une fois son babillage terminé, le cours a pu commencer. Dieu merci, les cours avaient lieu dans la chambre de mon élève plutôt que dans le salon, où sa mère aurait bourdonné autour de nous. Mais finalement, il aurait peut-être été préférable que les cours aient lieu dans le salon. J’ai toujours secrètement apprécié cette dissymétrie : en tant que prof à domicile, je recueillais un certain nombre d’indices sur mes élèves, leur train de vie, leurs goûts, leurs hobbies. Mais eux, ils ne savaient de moi que ce que je leur disais, c’est-à-dire pas grand-chose. Ca me donnait un sentiment de supériorité, une espèce de triomphe.

C’est tellement intime, une chambre. J’ai toujours été surprise que mes élèves m’y laissent entrer sans ciller, qu’ils ne m’en refusent pas l’accès. Peut-être que la chambre n’a pas la même signification pour eux que pour moi. Pour eux, c’est leur espace personnel. Pour moi, c’est l’endroit où je dors, entre autres choses. C’est l’endroit où je suis vulnérable.

J’ai toujours eu un faible pour cet élève. Non, je ne devrais pas dire ça. Disons qu’il est rapidement devenu mon préféré. Je n’avais jamais eu un élève aussi motivé, et aussi soucieux de bien faire, que ce soit vis-à-vis de son travail ou de moi. Je veux dire, il avait cette façon très adulte de se montrer prévenant, il insistait pour me laisser le meilleur siège, m’offrait toujours quelque chose à boire et semblait sincèrement penaud lorsque quelque chose venait affecter la bonne marche du cours (un bureau mal rangé, une sonnerie de téléphone, une interruption par un de ses frères ou sœurs, trop jeunes pour saisir la sacralité du Cours). Peut-être que s’il avait agi avec davantage de désinvolture, s’il avait ressemblé davantage à l’idée que je me faisais d’un adolescent de quinze ans, les choses auraient évoluées différemment. Nous aurions sans doute été moins complices. Je veux dire, en général, je m’entends bien avec mes élèves. C’est difficile de travailler s’il y a une hostilité latente entre le professeur et l’élève. Mais ça s’arrête à ça : une bonne entente. Pourquoi en serait-il autrement ? Je n’ai pas grand-chose en commun avec un adolescent. Une histoire de maturité, et surtout de préoccupations. La plupart de mes élèves s’inquiétaient d’avoir le bac, je me préoccupais de mes articles. Chacun son truc. Mais avec lui, c’était différent, bien sûr. Sinon il n’y aurait pas d’histoire, il n’y aurait pas eu d’accident. Non que nous soyons devenus amis ni même que nous ayons eu des discussions sur des sujets personnels. Mais j’aimais sa tournure d’esprit, et je crois que c’était réciproque. Il savait se saisir des perches que je lui tendais lors de la résolution d’un exercice, je voyais où il venait en venir à demi-mots. On se comprenait. Il me faisait rire, aussi. D’habitude, c’est moi qui fais rire les élèves lorsque je sens qu’ils ont besoin d’une pause.

En fait, dès le début, la relation que nous avions ne ressemblait pas à celles que j’avais avec mes autres élèves. Il a été le seul à me tutoyer dès le premier jour, mais avec une forme de gêne et de maladresse, des retours au vouvoiement, des hésitations, des tâtonnements, comme s’il n’osait pas s’adresser à moi comme à une égale. C’était adorable. Et puis, c’était le seul de mes élèves à avoir mon numéro de portable. D’habitude, je traite plutôt avec les parents. Mais lui, il m’a demandé mon numéro à la fin de la première séance. Je pense que c’est parce qu’il gérait déjà son emploi du temps. Comme un adulte.

Bien sûr, nous ne sommes jamais restés des heures pendus au téléphone. Il m’envoyait quelques SMS sur mes cours et sur ses notes, et je lui rappelais ce qu’il devait faire pour la séance suivante ou lui apportait des précisions sur un point abordé lors de la précédente. Au fil des semaines, il m’arrivait de lui envoyer un texto pour lui faire part d’une anecdote qui pourrait l’intéresser, il me parlait parfois d’une œuvre qui l’avait particulièrement touchée. Ça n’a jamais été plus que ça. Mais c’était déjà beaucoup.

Et bien sûr, je le trouvais mignon. J’ai toujours eu une forme de tendresse pour mes élèves adolescents, un goût pour l’interdit. Je m’y autorisais comme une gourmandise, en me disant que ce fantasme était bien innocent puisque je ne l’ai jamais laissé affecter ou transparaitre dans mes relations, mes échanges ou mes gestes avec mes élèves. C’était mon jardin secret, où je jouais à la prof irrésistible mais responsable qui expliquait implacablement à un élève naturellement éperdu d’amour devant mon charme de revenir me voir lorsqu’il aurait 18 ans et le bac en poche. J’imaginais nos retrouvailles. Je pensais vraiment que ça n’irait pas plus loin que quelques rêveries distrayantes. Mais le ver était dans le fruit.

Et on en revient à ce fameux cours. Au regard de ce que je viens de raconter, l’issue est prévisible pour tout le monde. Elle ne l’était pas pour moi. J’avais remarqué que la photo qui ornait son bureau (une jeune fille, probablement sa petite amie) avait disparue quelques semaines plus tôt. J’avais noté ce changement comme l’apparition d’une deuxième chaise dans son bureau : des transformations mineures de l’environnement de travail. Peut-être que j’avais inclus cet élément dans le petit théâtre mental où je me raconte des histoires, en me disant que cet escamotage était le signe que mon élève était fou de moi. Mais je ne le reconnaitrai jamais.

Il m’a accueillie avec son sourire habituel et un verre de ma boisson préférée, on a échangé les salutations d’usage et on s’est mis au travail. Comme dans tous les autres cours, la discussion alternait entre l’exercice et des réflexions moins studieuses. Je sais que je devrais être plus ferme et demander à mes élèves de rester concentrés, mais je me laisse facilement happer par les vagabondages d’une discussion. Est-ce que son attitude était différente de d’habitude ? Et la mienne ? Je ne crois pas. Jusqu’au denier moment, rien ne laissait présager que quelque chose allait basculer. L’appartement était inhabituellement calme, la mère avait emmené les petits faire je ne sais quoi, ce qui était un soulagement, car les cours se déroulaient généralement sur fond de tapage et d’agitation.

Depuis ces jours, je n’ai cessé de remuer mes souvenirs : qu’est-ce qui s’est passé ? Comment on en est arrivés là ? J’ai ce besoin d’identifier la cause, le point de rupture, comme si ça permettrait d’excuser tout le reste. Mais le déroulement des événements est flou, comme si l’intensité de ce souvenir faisait que tout se bousculait sans que je ne parvienne à retenir un instant en particulier. Est-ce qu’à la suite d’une bonne réponse ou une réflexion particulièrement judicieuse, je me suis laissée aller à la familiarité et je lui ai pressé l’épaule ? Est-ce que pour attirer mon attention ou par inadvertance sa main sur mon genou ? Le contact physique était tellement anodin avec lui. Je veux dire, je suis du genre à prendre des précautions infinies pour respecter l’espace personnel de chacun, je me recule précipitamment lorsque je frôle quelqu’un involontairement. Lui, ça ne le gêne pas. Ca m’avait interpelé dès le premier cours : bien que son bureau soit assez long, nous étions souvent au coude-à-coude, nos genoux s’entrechoquaient, nos mains se superposaient, et il ne semblait même pas s’en rendre compte, lui qui était tellement attentif à tout le reste. Bien sûr, je me racontais que c’était un signe, sans trop y croire. J’avais préféré me dire qu’il était comme ça, tactile. C’était visiblement une erreur.

J’ai envie de penser que ça a commencé par un geste. Parce que dans le cas contraire, ça voudrait dire que j’ai dit quelque chose ou que j’ai laissé prendre la conversation prendre un tour inapproprié. Et ce serait ma faute. Mais les gestes, on n’y peut rien. Il y a donc eu cet élément déclencheur, quel qu’il soit, il y en a forcément eu un, parce qu’après on s’est regardés pendant un instant qui m’a paru durer des heures et je savais qu’il aurait suffi que je baisse les yeux vers le manuel, que je pose une question sur l’exercice et l’incident aurait été clos. Mais je n’en avais pas envie. J’avais envie de prendre une revanche, sans savoir sur quoi au juste. J’avais envie de goûter l’interdit que je m’étais si souvent représentée. Alors j’ai fermé les yeux et laissé mes lèvres se rencontrer, entre autres choses. En partant, je lui ai dit « à la semaine prochaine », en sachant bien que je ne le reverrai jamais.

La discussion continue ailleurs...

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