cigarette-and-coffee-milk

Jeudi 27 mars 2014 à 0:33

Ça n’avait pas de sens. Je crois que c’était le constat de chacun d’entre nous. Du moins, ça n’avait pas de sens au niveau agrégé, vu de loin. On peut même dire que c’était une énorme connerie. Je pourrais placer ici quelques citations de Wilde pour justifier ce presque caprice, comme « les folies sont les seules erreurs qu’on ne regrette jamais », tout ce fatras New-Age et carpe diem, tout du pareil au même, toutes ces phrases incisives pour justifier nos désirs qui ne marchent que parce que ce sont des formules magiques pour conjurer la réalité. Moi je n’y crois pas. Moi, j’ai toujours su que c’était une connerie, depuis le jour où Alexandre a suggéré (avec la légèreté qui le caractérise, qui tient plus du Boeing 7047 que du colibri) que Thibaut me trouvait mignonne jusqu’au jour où Annabelle a renversé son thé sur mes genoux, avec le regard plus brulant encore que l’eau bouillante, ce qui a mis un terme, sinon à nos relations, au moins à notre amitié.

Ce qui est amusant, dans cette histoire où quatre destinées se sont entremêlées si inextricablement que seul un coup de ciseau ou un coup du sort pouvait y mettre fin, c’est qu’au fond tout n’a été accidents, ruptures manquées et encouragements étranges. J’étais la petite dernière dans l’écheveau, du coup j’ai eu droit au récit des trois protagonistes de départ, chacun me donnant sa version du passé, avec la part de réécriture rétrospective que cela suppose. Et ce qui revenait tout le temps, dans leurs bouches, ce sont les moments où ils avaient failli craquer, failli ne pas se rencontrer, failli se séparer, pour toujours bien sûr, et pourtant la trame avait tenue, ils continuaient à écrire leur histoire quand je suis arrivée et je commençais à me demander si ce n’était pas le destin. Cette histoire était inéluctable, et peut-être qu’il était fatal que j’y couse mes propres initiales afin que la destinée de cette histoire puisse pleinement s’accomplir, peut-être que j’étais destinée à être broyée parce que j’étais une intruse, un palimpseste. Et pourtant, je n’ai jamais voulu ça. Moi, ce que je voulais au début, c’était rejouer ma partition, celle que je joue depuis dix ans avec des hommes différents, si elle n’a le mérite de l’originalité, elle a le mérite de me rassurer, la petite musique que je me joue pour m’endormir. Je ne voulais pas entrer dans leur histoire, elle n’avait pas été écrite pour moi.

Et pourtant j’y suis entrée, mon bras a été happé par le métier à tisser. Alors quitte à tomber, autant le faire avec éclat. Et des éclats, des échardes, des aiguilles, j’en ai pris, et en plein cœur. J’ai embrassé leur histoire et ils m’y ont attirée, je n’ai pas su résister. Lorsque j’ai rencontré Thibaut et Annabelle, c’est comme si je les connaissais depuis toujours. Ca non plus, ça n’avait pas de sens. Passé le moment de gêne initial après les présentations, je me suis sentie intime avec eux deux et pourtant je ne savais pas quoi leur dire, ce qui était privé ou pas, ce que je pouvais partager avec eux ou pas. Je voulais tout leur dire et je ne voulais pas trop en dire, je voulais leur exposer mon âme et je ne les connaissais pas assez pour savoir si cela leur ferait peur, si j’allais trop vite trop fort trop loin, si c’était encore moi qui rejouais ma partition où je ressentais mes émotions trop intensément. Mais je n’étais pas la seule. Ca, ça avait du sens.

Lorsque j’ai rencontré Thibaut et Annabelle, Thibaut surtout m’a plu. Je ne sais pas si c’était la familiarité de situation ou la familiarité d’âmes, je ne sais pas si nous nous sommes naturellement glissés dans des rôles qui nous attendaient, mais j’avais tellement envie de mieux le connaitre, de ne pas laisser cette rencontre se perdre dans les Limbes. Moi qui avais tout fait pour fuir cette histoire de fous, j’ai demandé à être nouée avec eux, sur leur trame, je m’y suis attachée avec eux et ils m’ont laissée faire. Peut-être qu’ils se sont dit que ça avait du sens. Peut-être qu’ils ne se sont pas rendus compte que je joue ma partition trop vite, que je saute des notes. Et c’est ainsi que moi, l’enfant gâtée, j’ai endossé la responsabilité de prendre soin de trois autres personnes, intimement liées les unes aux autres, et moi avec.

J’avais cet appétit d’eux, cette faim, cette curiosité dévorante. Vous savez ce que c’est, lorsque vous rencontrez quelqu’un et que les fils qui vous unissent se délitent parce qu’ils ont été noués à la hâte, parce que vous n’en avez pas pris soin. J’ai tout fait pour que ça n’arrive pas avec ces deux-là. Et avant même que je ne comprenne ce qui m’arrivait, j’étais liée à Thibaut. Je ne l’avais ni anticipé ni désiré. Me lier à Thibaut, ça semblait n’avoir aucun sens. Ca semblait une terriblement mauvaise idée. C’est peut-être pour ça qu’elle nous a tous séduite. Me lier avec Thibaut, ça n’avait aucun sens, mais les liens entre Annabelle et Alexandre, entre Alexandre et Thibaut n’ont jamais eu aucun sens, alors… C’est parce que c’était une mauvaise idée qu’Annabelle et Alexandre nous ont poussé dans les bras l’un de l’autre. Peut-être qu’ils espéraient se sentir moins coupables en nous enjoignant à faire cette erreur. Erreur, oui, mais si douce…

Je le répète, jamais nous n’aurions envisagé de commettre cette erreur sans l’intervention des deux autres. Ça peut sembler innocent, des petites remarques anodines, mais c’est exactement la chair de leur histoire : des petits riens qui peignent une grande fresque. Alexandre m’a dit que Thibaut me trouvait mignonne. Annabelle a dit à Thibaut que le texto que je lui avais envoyé signifiait probablement que je le draguais (comme si j’avais jamais été capable de draguer quelqu’un dans ma vie). Et c’est à partir de ces deux détails que sans nous en rendre compte, Thibaut et moi avons commencé à tisser notre propre motif, à flirter sans oser nous l’avouer. Ça aurait dû nous inquiéter. L’un de nous aurait dû cesser, se dire que ce n’était pas convenable, qu’on courrait droit à l’inéluctable catastrophe. Annabelle ou Alexandre auraient dû nous dire « on va jamais s’en sortir, ça n’aurait aucun sens ». Mais ils ne l’ont pas fait. Au contraire, ils se sont réjouis, ils ont trouvé ça mignon. C’était presque frustrant d’ailleurs. Cette affaire n’avait pas de sens à l’échelle des quatre protagonistes, mais pour moi elle avait du sens. Dans cette histoire à quatre où je ne maitrisais rien, au moins je pouvais maitriser ma relation avec Thibaut, je pouvais prendre ma revanche contre Alexandre. J’avais cette rage en moi, de leur montrer que j’étais, de quoi j’étais capable, je voulais leur montrer que moi aussi j’avais mon chapitre à écrire dans cette histoire.

Ca aurait pu durer des années. On aurait pu devenir les meilleurs amis du monde, des confidents. On aurait pu en rester là, à ce flirt, à cette mauvaise idée esquissée dans la brume. On aurait pu renoncer, on aurait pu comprendre que c’était une terrible idée. Mais on a choisi de passer outre, on a choisi d’aller au devant des problèmes. C’était presque naturel, dans un sens. On avait le choix, et on a choisi de faire n’importe quoi. C’était tellement plus amusant, de sentir cette toile étendue jusqu’à la rupture, vibrant des émotions de chacun d’entre nous, un subtil mélange de transparence et de non-dits, de partage et de rancoeurs. Ils disaient que tout pouvait bien se passer tant qu’on restait honnêtes les uns envers les autres, une sorte de transparence radicale, qui rampait dans tous les aspects de nos vies. On aurait pu finir par prendre une maison à quatre, fusionner. Mais c’était trop difficile, trop de fiel dans mon cœur. Peut-être que j’étais le maillon faible. Ou peut-être que j’étais la mèche qui a enflammé notre toile. Je n’étais pas la plus faible. Mais j’étais la plus triste. Enfin, c’est facile d’écrire ça, tous les quatre, on en a tous soufferts. Pendant toute cette histoire, chacun de nous mourrait à petit feu.

On avait établi des règles, parce qu’on avait pas le choix. Aussi proches que sont deux personnes, elles ne peuvent jamais devenir une. Nous n’avons jamais pu devenir un, pas totalement, et je crois que c’était ça le plus triste. Aussi fort qu’on aime une personne, on ne peut jamais coïncider avec elle. Il y avait trop de paramètres, trop de sensibilités, trop de désirs.

Je ne le savais pas encore, mais j’étais un cheval de Troie, je portais en moi la colère de mille femmes bafouées, je voulais leur faire payer, à tous, leur bonheur, leur complicité, je voulais leur faire payer de m’avoir mise face à moi-même, cette personne détestable et laide et qu’ils aimaient quand même. Dans un sens, je n’ai pas fait exprès. J’avais tellement envie d’eux, je voulais tellement m’oublier en eux, me laisser porter par l’absurdité et l’ivresse des sens, je voulais me dissoudre. Mais l’instinct de survie est trop fort. Alors presque malgré moi, je les ai détruits pour rester entière. J’ai savamment tranché leurs liens, je me suis immiscée dans leurs âmes comme je sais si bien le faire et au final c’est moi qui ai gagné. Je gagne toujours. Mais je ne gagne rien, à part des ruines. Annabelle a renversé son thé sur mes jambes et elle avait raison, je crois qu’elle s’en voulait de ne pas avoir vu le démon tapi dans mes sourires. J’ai détruit l’amour entre eux parce que j’en étais exclue, parce que je pensais que personne n’avait le droit de s’aimer alors que je me détestais autant.

C’était à prévoir. Ça n’aurait jamais dû marcher. Ca ne marchait que parce qu’Annabelle et Thibaut convergeaient l’un vers l’autre. Moi, je préfère le chaos à l’harmonie.

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