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Vendredi 12 août 2011 à 13:08

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Toutes les bonnes choses ont une fin. Cette année, je ne suis pas une petite fourmi de librairie. Cette année, ça tient plutôt du hamster de bureau.
 
Quand je suis arrivée, ça commençait bien : la personne qui m’a accueilli me fait une rapide présentation des lieux et me dit qu’il faudra attendre sa collègue pour me donner quelque chose à faire parce qu’elle ne sait pas quoi me donner. Une demi-heure à sourire à mon fond d’écran faute de meilleure idée pour me donner une contenance. La collègue arrive : « - tu sais quoi lui faire faire toi ? - Non, et toi ? ». Le problème, ce n’est pas qu’il n’y a rien à faire, mais que cela ne vaut pas le coup de me former pour trois semaines. Là, je crois ma fortune est faite : encore trois semaines de vacances payées à condition de faire acte de présence. Mais il ne faut pas sous-estimer l’organisation bureaucratique.
 
Pour m’occuper, une de mes collègues me montre la machine à café (comprendre : elle a badgé depuis cinq minutes et elle a déjà besoin d’une pause café. Le verbe « badger » mérite une explication : cette entreprise moderne est dotée d’une pointeuse pour fliquer les allées et venues de ses employés. Dommage qu’en l’absence de portillon, l’obligation de faire acte de présence numérique soit laissée à la libre appréciation de ces derniers.). Le temps de remonter, l’autre avait trouvé une tâche à me confier : de la saisie, c’est-à-dire l’activité la plus abrutissante qui soit : du copier-coller. Après trois heures et une crampe au pouce gauche (celui qui appuie sur c et v dans ctrl-c et ctrl-v), je finis par mettre des écouteurs pour empêcher mon cerveau de couler par mes oreilles et pour échapper aux marmonnements de ma compagne de bureau (c’est incroyable la quantité de salive qu’elle peut dilapider à sa propre intention. Elle passe son temps à se parler à elle-même, ce qui est prodigieusement agaçant car à chaque fois on se sent obligé de tendre l’oreille au cas où elle ait vraiment quelque chose à nous faire faire, un coup à foirer son ctrl-v). Après cinq heures et une paralysie oculaire du fait d’un cerveau mis en veille, je finis par m’accorder une pause bien méritée à base de lecture intellectuelle. Ma voisine me fait alors « moi ça me gène pas mais fais gaffe à ce que le chef ne te voit pas ». C’est alors que j’ai commencé à développer cette technique bien connue de tout adolescent dont les parents surveillent les devoirs et tout salarié digne de ce nom : l’art de faire semblant de travailler, l’esprit aux aguets pour rejeter promptement le livre incriminé au loin et prendre l’air inspiré par une colonne de chiffres quelconques mise en fond d’écran pour donner le change rapidement.
 
Deuxième jour, miracle, une collègue me confie une mission à responsabilité, une quasi-promotion : elle me montre comment marche la photocopieuse du couloir, ce qui est relativement inutile dans la mesure où j’ai une imprimante-scanner reliée à mon ordinateur. Pris d’une inspiration subite, elle décide également de me montrer une minuscule opération, pas trop compliquée : ça y est, j’ai une mission, je dois surveiller les demandes entrantes et faire le nécessaire lorsqu’il y en a une. Pas de bol, lorsque pleine de fierté à l’idée de me rendre enfin utile, je tente de m’acquitter de ma tâche, un message d’alerte vengeur me stoppe dans mon élan. Mon identifiant est comme un bambin dans une maison de riches : on regarde, on ne touche pas. Super pratique.
 
Le troisième jour, 1000 lignes de saisie Excel plus tard, j’ai fini la tâche qu’on m’avait donnée de mise à jour de base de données et je suis devenue experte en noms de fournisseurs de l’entreprise pour laquelle je travaille. Ma collègue transpire de soulagement (il faut dire que trois jours plus tôt, la dernière mise à jour s’arrêtait en avril 2010) et trouve promptement autre chose pour m’occuper. C’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance du PIC (on m’a prétendu que c’était les initiales de Projet Informatique et Communication mais à mon avis c’est plutôt quelque chose comme Pervers Instrument Crétin). Le PIC, ça ressemble au minitel ou à une invite de commande, ça prend des couleurs de très mauvais goût (celui de ma collègue a un fond blanc avec des caractères verts et rouges, on dirait un sapin de Noel) et ça ressemble à un labyrinthe inextricable : on fait entrer sur une ligne d’un menu, on atterrit sur un autre menu, c’est un peu la surprise à chaque fois. Malheur à celui qui fait précédent un coup de trop, il pourrait mettre des heures à retrouver son chemin ! Et surtout surtout, chose vraiment terrible pour un hamster de bureau, les touches ctrl-c et ctrl-v ne fonctionnent, on est obligé d’employer un bouton dans la barre de menu. Et ça, c’est pas très très gentil quand on a été formaté à appuyer inlassablement sur les mêmes trois touches. Ma mission consistait en une saisie de numéro de commande, encore une répétition de tâches de doubles clics et de saisies d’une combinaison de 8 caractères. Ça m’a bien pris 30 minutes. Ça me laissait deux bonnes heures de pause avant mon départ.
 
Le quatrième jour, il a bien fallu trouver des choses à me faire faire puisque je n’avais plus de bases de données à me faire compléter. Mes collègues ont déployé des trésors d’ingéniosité pour trouver des tâches à ma portée. J’ai donc eu l’insigne honneur de saisir des dates (toujours la même, celle du jour) et de compter manuellement les commandes commençant par le même nombre (ça aurait été dix fois plus vite si j’avais eu le document informatique Excel, c’est à ce moment-là que j’ai compris que mes maigres connaissances bureautiques dépassaient probablement celles de mes collègues). Sinon, j’ai aussi eu droit de faire des lettres aux fournisseurs (tâche incroyablement ardue : il s’agissait de copier-coller dans un mail le texte stéréotypé, de chercher les fournisseurs écartés de la transaction et le nom de l’opération pour le mettre en objet et c’est là où ça se corse, de déchiffrer l’écriture illisibles de la personne que je remplace pour saisir leurs adresses mail. La subtilité c’est que je n’ai pas les droits pour envoyer des mails en dehors de la messagerie interne à l’entreprise avec mon identifiant : il s’agissait donc de mettre les mails dans le corps du message pour que ma collègue puisse les copier-coller un à un en expéditeur et les envoyer avec son adresse pro. Efficacité, telle est la devise de toute bonne administration). Comme si je n’avais pas assez souffert, on m’a donné de la re-vérification (un petit côté front populaire : bientôt on va me donner à creuser des trous pour les reboucher ensuite) de concordance entre une base de données et celle du PIC (j’ai mis 15 bonnes minutes à retrouver la façon d’accéder aux informations dont j’avais besoin après un « précédent » malheureux).
 
Cinquième jour. Quelques scanners. J’ai prévu de la lecture de toute façon.
 
Dans ces conditions, vous vous dites : mais comment fais-tu pour survivre ? C’est très simple : j’ai de la musique pour éviter de m’endormir inopinément, je m’accorde de nombreuses pauses et surtout j’ai mon portable. Car l’échange de textos entre stagiaires est la seule façon de se détendre pour de bon.
 
Mais ce que j’apprécie vraiment dans mon travail, ce sont mes collègues. Ils valent presque les profs de la librairie.
 
Par exemple, la collègue qui m’a accueilli lorsque je suis arrivée me dit après quelques minutes « on va essayer de limiter au maximum tes temps morts ». A la fin de ma journée, j’ai comptabilisé près d’une heure de coups de fils perso de sa part.
 
Mais ma préférée, c’est l’autre, celle qui a un bureau pour elle toute seule. Super gentille, elle se répand en compliments à mon égard dès le premier jour (« tu es souriante, c’est agréable ! », « qu’est-ce que tu es serviable ! »), au bout de trois jours me sort « heureusement que t’es là ! » (c’est sûr que ce sont mes deux heures de boulot effectif par jour qui permettent à l’entreprise de tourner) et finit par me demander « tu m’expliqueras ce que ma collègue t’a demandé de faire lundi, quand elle sera en vacances. Non mais tu le notes sur un post-it pour y penser, hein ? Non mais tu m’expliqueras parce que moi je sais pas ce qu’elles font alors je veut bien que tu m’expliques. On sera dans mon bureau, tu me montreras sur mon poste. On fermera la porte, on sera plus tranquille… ». Je suis hétérosexuelle. Il parait qu’elle a fait la cour avec beaucoup d’insistance à un collègue, se ramenant dans son bureau à tous propos et en plaçant subtilement dans la conversation qu’elle était séparée, qu’elle était donc libre comme l’air et que justement elle ne faisait rien vendredi soir. Précisons que le type était marié. Apparemment, je suis la suivante.).
Je n’aime pas dire du mal d’elle parce qu’elle est vraiment aimable mais ses pensées ont un ping de deux minutes, donc elle a tendance à boucler sur la même pensée pendant plusieurs minutes. Et parfois elle répète les mêmes choses d’un jour à l’autre (« c’est calme en ce moment. » je sais, tu me l’as dit hier. Et le jour d’avant. Et le jour encore avant…). Et comme si ça suffisait pas, elle a tendance à couper la parole pour rebondir sur des choses qui n’ont aucun intérêt :
« - Tu étudies quoi ?
- La sociologie de l’éducation.
- … ?
- Genre, étudier s’il y a vraiment eu démocratisation scolaire, voir quels groupes sociaux vont dans quelle filière…
- Genre dans quelle école vont les enfants du 93 ?
- non, pas géographiquement. Par exemple, les enfants d’agriculteurs vont plus dans le privé que ceux des ouvriers.
- Moi ma fille elle était dans le privé, mais ça lui convenait pas. J’aurai dû l’écouter, ça lui convenait pas, mais je lui disais tu restes. »
Comme si ma conversation n’était qu’un prétexte pour relancer la sienne.
Elle parle aussi de Mikael Jackson pendant dix minutes avec des étoiles dans les yeux, en disant que ça serait bien de faire de sa maison un musée « je suis pas fan, les T-shirts, les trucs à acheter ça m’intéresse pas. Mais pour moi, c’était comme un dieu. Il avait un truc. Mais je dirais pas que je suis fan. J’avais de l’admiration pour lui. Mais je crois pas que je suis fan, tu vois ? ».
Parfois elle semble même douter de ma capacité à lire : « tu as vu, c’est la date d’inscription » 1/ je sais lire 2/ ça me sert à rien.
D’une façon générale, cette femme manque plutôt de confiance en elle, ce qui l’amène à me poser des questions, d’un air confiant et préoccupé, sur des choix à faire. Mais je n’en sais pas plus qu’elle. Ou sinon, elle me demande quel genre de boulot mon autre collègue fait selon moi. Elle croit peut-être que j’ai été briefé sur des missions top secrètes.
Et bien sûr, il ne faut rien dire de mon absence totale d’activité puisque comme elle me l’a répété plusieurs fois : « on sait jamais peut-être que l’année prochaine il y aura plus de choses à faire… » Oui mais moi en attendant je suis payée 7 heures pour 2 heures de boulot effectif. Ma bonne conscience professionnelle me tiraille, au point de réclamer du boulot, même si je sais que cela signe mon arrêt de mort cérébral.
 
J'aime bien les discussions entre collègues, faut pas croire. L’autre jour, conversation mémorable autour de la machine à café à propos d’un type qui se plaint qu’il est sous-payé, quasi-exploité et ses collègues qui lui répètent qu’il a une attitude négative et je-m’en-foutiste qui risque de ne pas aider sa carrière. Toutes les dix minutes, la conversation revenait au point de départ. Fascinant.
En tous cas, je sens que j’ai la cote, même si la plupart du temps je suis exclue des discussions. Il y a par exemple ce collègue qui aux repas ne me lâche pas, en me parlant de films et d’acteurs sans me laisser le temps d’en placer une. Il me monopolise mais pendant qu’il parle, ça me laisse le temps de feindre l’enthousiasme et de trouver des synonymes de « ah oui ? » et « je vois ! » lorsqu’il semble quêter une réaction.
 
La vie passionnante de l’entreprise.

Vendredi 29 juillet 2011 à 11:26

 
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Madeleine avait fondé une boutique, un palais, presque un temple à la gloire du sucré.
Un soin particulier avait été accordé à la vitrine, évidemment. Elle l’avait voulue sobre dans son agencement, pour montrer que les chocolats et les pâtisseries étaient une affaire sérieuse. Elle redoutait la vulgarité par-dessus tout. A droite de la porte blanche en bois ouvragé, une fontaine de chocolat, une petite folie qu’elle s’était offerte afin de créer une sorte d’euphorie auprès des clients devant ces litres de gâchis, comme un mouvement perpétuel de volupté. Bien qu’elle coûte une fortune en entretien, elle tenait à la laisser en fonction jour après jour car elle disait qu’une bonne pâtisserie vend du rêve et que la fontaine faisait partie du rêve. Le chocolat qui coulait de vasque en vasque était une recette de son crû, évidemment, un mélange de chocolat au lait avec une pointe de cannelle et d’épices. Lorsqu’elle était d’humeur bavarde, elle faisait asseoir ses clients réguliers sur une des tables disposées près de l’entrée pour leur parler glaçage et glucide et ils l’écoutaient patiemment pour avoir le droit de revenir. Ceux qui avaient le privilège d’y avoir goûté juraient qu’elle l’améliorait progressivement. A gauche de la porte, elle composait des arrangements chromatiques au gré de ses tocades, elle se moquait des modes et des saisons. Elle aimait les harmonies visuelles, les camaïeux. Elle avait lu quelque part que les véritables artistes étaient lunatiques, elle mettait donc un soin particulier à être imprévisible, elle pensait que cela lui donnait du charme. Il lui arrivait de fermer la boutique pendant quelques jours, pour réfléchir en paix à un nouveau décor. Elle refusait de le laisser voir avant d’être parfaitement satisfaite du résultat.
Je me souviens d’une vitrine en particulier (je ne sais pas pourquoi celle-là me revient plutôt qu’une autre, car c’était loin d’être une de ses meilleures réalisations). Elle était bleue, en dépit des protestations de ses assistants qui lui avaient fait remarquer que même en pâtisserie, il y avait peu d’aliment bleu. Elle avait haussé les épaules avant de passer une semaine dans l’arrière-boutique à composer des recettes au curaço et aux myrtilles. Elle s’était même rappelé d’un invraisemblable chocolat bleu, une spécialité locale appelée quernons d’ardoise. Inutile de dire qu’elle avait presque tout misé sur les dragées et les macarons. La composition finale était somme toute assez décevante : elle figurait un champ de fleurs, dont le cœur était figuré par des petits macarons à la vanille et au citron, et la tige par d’improbables orangettes au citron vert, recouverts d’une couche fine de chocolat croquant seulement de moitié, et les pétales étaient les fameux macarons et dragées. Elle s’était même offert la fantaisie de parsemer des Schtroumpfs en gélatine aux pieds des fleurs sucrées.
Lorsque les clients entraient dans la boutique pour la première fois, ils marquaient généralement un temps d’arrêt. Les artistes du coin avaient suggéré à Madeleine des décorations dans des tons doux, pastels, des peintures satinées, comme une gigantesque bonbonnière.  Mais elle avait des idées très arrêtées, elle avait la folie des grandeurs, elle avait voulu un castel gothique pour glucose, quelque chose d’élégant et d’ésotérique, comme une église de sabbat. Les murs étaient peints d’arabesques indigo sur fond noir, illuminés par un gigantesque lustre de cristal constellé de larmes étincelantes, et un grand miroir ovale enchâssé dans un cadre doré ouvragé. La boutique était parsemée de trois petits étalages de friandises, reposant dans leurs écrins de papier imitant de la dentelle noire, sur fond de soie lavande.
Les douceurs étaient regroupées par couleurs là aussi, plutôt que par types. Mes trois préférées. Un étalage contenant un assortiment rouge passion : des classiques (un fraisier au glaçage sensuel, une tartelette de groseilles, une fraise enrobée de chocolat noir, un cupcake laqué de crème rose et surmonté d’un cœur en pate d’amande, un tiramisu aux framboises nappé de sirop de grenadine, une pomme d’amour). Le deuxième était dans les tons vert acide : une buche glacée pistache zébrée de chocolat blanc et des éclairs glacés vert anis, des billes de chocolat au melon, des financiers au thé vert. La troisième vitrine était dans les tons sable : des caramels au beurre salé brillants dans leurs emballages de papier cristal, des fleurs des sables au chocolat au lait, une part de tarte tatin, une religieuse au café, un entremet saupoudré de cannelle.
Ces éventaires parsemant la boutique avaient pour effet d’attiser la gourmandise du client, étourdi par les effluves de chocolat chaud et de croissant qui emplissaient la boutique, abasourdi par la finesse des pâtes sablées, l’aspect irisé des glaçages, la texture satinée des chocolats, les couleurs vives des flancs, des gâteaux et des tartes qu’il imaginait fondre sur sa langue, leur texture ferme et onctueuse, croquante et moelleuse tour à tour, libérant leurs arômes tantôt amer tantôt acidulé mais toujours irrésistiblement sucré, suave, séraphique.
Alors il atteignait l’autel, le comptoir en bois d’ébène abritant des rangées de pâtisseries encore chaudes, débordant de crème fraiche et de coulis, des mokas, des mille-feuilles et des meringues, des beignets, des cakes, des brioches et des religieuses. Elle régnait en grande prêtresse derrière la caisse, conseillant les clients, comptant la monnaie en se léchant les babines, disparaissant parfois dans l’arrière-boutique pour contrôler le temperage de ses petites mains ou la cuisson d’une fournée de croissants. A côté de la caisse, un bocal en verre rempli de berlingots lisses et brillants.
Il y avait des clients qui venaient tous les jours, fascinés.

 
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Jeudi 28 juillet 2011 à 17:06


Ils avaient échangé quelques mots, puis des sourires gênés, ils ne se connaissaient pas assez pour savoir comment être familiers. Elle voulait lui annoncer ses résultats aux concours mais n’étaient-ils pas évidents puisqu’elle se trouvait dans cette cour ; elle voulait lui parler de ses cours et de ses professeurs mais elle avait peur de gaffer (elle pourrait se plaindre du professeur qu’il admirait, elle était encore novice) ; elle voulait parler de son ancien lycée, là où elle l’avait rencontré mais elle avait peur de l’ennuyer. Alors elle lui souriait, en cherchant fébrilement une amorce de conversation parmi celles qu’elle avait composées dans ses rêveries.
Mais ce fut lui qui pris l’initiative, il lui demanda « vous êtes libre là, tout de suite, vous avez le temps de prendre un café ? ». Il voulait donner forme à leur rencontre. Faire connaissance à trois ans de retard. Un peu surprise, elle lui avait dit oui. Comment se dérober ?
En marchant vers le café le plus proche, aucun mot ne fut échangé, la marche leur donnait une contenance, leur laissant le temps de réfléchir à ce qu’ils pourraient se dire. Il fut même tenté de l’entrainer plus loin, vers un autre bar, vers un autre café, pour faire durer cette promenade, cette parenthèse aussi longtemps que possible mais déjà elle franchissait la porte du café.
Une fois installés à une table, deux tasses fumantes devant eux, ce fut plus facile. Leurs retrouvailles prenaient sens. Il la fit parler de ses études, de ses projets, de ses goûts, se laissant bercer ar le flot de ses paroles. A mesure qu’ils se détendaient, ils commencèrent à plaisanter, à discuter pour de bon. A un moment, elle parla de son ancien lycée, de ceux qui l’avaient remplacé. « Il y en a un, c’est une vraie plaie, une espèce de pervers malsain et irrespectueux. Et il y en avait un autre, il vous ressemblait. Il était gentil, vraiment sympa, et on apprenait toujours quelque chose avec lui. Et lui, il se souvenait toujours de nos noms. Mais bon, sans vous, la dernière année n’était plus pareil » ajouta-t-elle avec un petit sourire. Il se sentit gêné tout à coup, il n’avait pas imaginé que…, enfin peut-être parfois, mais de façon vague, pas sérieusement, il avait quand même dix ans de plus… et puis flatté bien sûr, un peu ému peut-être. Il ne savait pas s’il devait mettre fin à leur rendez-vous ou faire comme si de rien n’était, puisqu’après tout ce n’était qu’une remarque de rien, peut-être de la nostalgie, une remarque en l’air. Mu par une impulsion, il étreignit vivement sa main, quelques secondes, avant de se retirer vivement.
Lorsqu’ils décidèrent de se séparer, il insista pour l’inviter. Au moment de se séparer, ils se dirent à bientôt, puisque de toute façon ils allaient se revoir, ils avaient même échangé leurs numéros. Voilà, c’était fini.
Mais ils sentaient confusément que s’il la laissait partir, comme ça, ils ne se rappelleraient jamais, ou si, peut-être qu’ils se reverraient mais ça ne prendrait jamais, ça resterait une relation formelle, distante, épisodique. Il sentait que c’était le moment où tout pouvait encore arriver. Il comprit qu’il pouvait devenir un Pygmalion et elle sa Galatée. Alors il l’embrassa. Brusquement, passionnément. Il lui proposa d’aller chez lui, pour faire de l’irréversible, pour franchir un seuil. C’était plus que ce qu’elle attendait.

Lundi 11 juillet 2011 à 0:04


Je vous ai aperçu dans la cour, une fois encore, mais je n’ai pas osé vous approcher.  Je pensais qu’une fois dans la même école, susceptibles de se croiser chaque jour, sans ce rapport d’autorité comme une toile d’araignée entre nous, ce serait différent. Mais c’est toujours pareil, je suis incapable de me mettre en danger quand ça compte vraiment. Troisième sur la liste de mes regrets, comme si les deux premiers ne m’avaient pas servi de leçon. Après tout, c’est toujours la même histoire : un homme que je connais à peine, juste assez cependant pour le confondre avec le prince charmant. J’attends de vous tellement et je n’ose pas vous approcher.
Je m’invente des excuses, je me dis que c’est parce que vous n’êtes jamais seul (et même si vous l’étiez, comment vous approcher sans être sûre que vous me reconnaissiez ?) mais… si seulement nous avions un cours en commun, je me dis que tout serait plus simple, mais ce n’est qu’un autre mensonge que je me raconte.
J’aurai aimé que vous veniez vers moi, vous m’auriez eu qu’un mot à dire et je serai tombé dans vos bras, je m’en serai remise à vous… car j’ai besoin de vous, j’ai besoin d’une relation affective et intellectuelle, quelqu’un contre lequel je pourrais faire rebondir les idées, quelqu’un qui parlerait mon langage. Un double, enfin.
Pendant l’été, j’ai dévoré ces trois livres que vous avez écrits, je m’attendais peut-être à vous trouver entre les pages. J’étais intimidée en les prenant entre mes mains, une distance en succédait une autre, vous aviez été une sorte de professeur, à présent vous étiez un érudit publié, quelqu’un de respectable et de vaguement connu. J’attendais une révélation de ces lectures mais peut-être l’ai-je trop attendue pour qu’elle survienne, les sujets dont traitaient les ouvrages m’ont laissée froides, j’ai découvert avec mélancolie que nous n’avions pas les mêmes préoccupations. Ce que je cherchais dans ces livres ne pouvait pas s’y trouver. Je vous cherchais.
Et vous êtes là, en face de moi. Il suffirait de traverser la cour… d’ailleurs vous me regardez, vos yeux s’attardent sur moi. Peut-être que vous me reconnaissez après tout. Peut-être que je compte.
Finalement, je fais un pas vers vous, au moins vous ne faites pas mine de faire demi-tour. C’est trop bête, de laisser passer une occasion pareille. Au pire, on pourra toujours parler de vos livres.

Vendredi 17 juin 2011 à 12:20

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Weber se trompait lourdement en voyant dans le développement de l’administration un progrès de la rationalisation. Quiconque a lu le Château de Kafka ou les douze travaux d’Astérix a été fixé sur le sujet.
Le pire, ce sont les transferts de dossiers, quand deux administrations s’en mêlent. Au moins, le doute n’est pas permis : on est sûr que ça va être comme des sables mouvants (long, inextricable, asphyxiant).
J’aurai dû savoir qu’universitairement, faire une prépa n’est pas stratégique : la fac n’aime pas ceux qui sortent de leur sillage. Amis préparationnaires, intégrez à tous prix, même Céramique Limoge : vouloir rejoindre la fac, c’est comme s’épingler une cible sur la poitrine lors d’une partie de chasse.
J’avais eu deux avertissements déjà : une histoire invraisemblable de rattrapages en mathématique en première année (comme si les littéraires faisaient des math), un test de langue ubuesque en deuxième année. Vouloir valider une double licence a été une erreur fatale.
Ça a commencé par un coup de fil. « Bonjour, dans trois jours vous êtes conviée à une réunion d’information à propos du dossier que vous devez rendre dans deux semaines. Vous n’avez pas eu les papiers ? ils sont partis aujourd’hui pourtant. ».
On serre les dents et on y va. Puis on rédige à la hâte un rapport de cinq pages où il s’agit de « décrire et d’analyser mon programme de formation » (quelle analyse ? « J’aime la socio, la socio c’est bien, Durkheim <3 » ?), on essaye de montrer qu’on est la plus belle et qu’on mérite d’en avoir pour nos trois cents euros d’inscription cumulative en fac. On se croit débarrassé.
On s’attaque alors à la partie « facile » : la partie administrative. On se croit large : il reste une semaine. Ne jamais sous-estimer l’ennemi, règle n°1.
La fac demande un « descriptif des programmes des formations suivies certifié par l’établissement ». Dix douloureux mots, inutilement alambiqués, qui étourdissent tous ceux qui l’entendent.
On s’adresse tout d’abord à un professeur, après tout il est le principal concerné par des programmes de formation. Ça lui dit quelque chose (c’est bien le seul), il m’oriente vers le censeur.  La secrétaire du censeur, d’une amabilité à toute épreuve, m’interrompt avant même que j’ai fini de déballer le pedigree de ce fameux document, qu’il faut aller en préfecture. C’est marrant, la préfecture me renvoie à la secrétaire du censeur. Ca sent l’embrouille. Je m’attaque donc au problème en amont : le censeur.
Le censeur ouvre de grands yeux lorsque je prononce les dix mots maudits. Il me fait répéter, tapote vaguement sur son clavier, se gratte le crâne et imprime un extrait du bulletin officiel qui détermine les grandes lignes du programme de ma prépa (genre, le truc qu’on trouve sur Internet), en me disant qu’il ne voit pas ce qu’il peut faire d’autre.
Vaincu à son tour par l’administration, il appelle à la rescousse un collègue, un incompétent plein de bonne volonté qui répète qu’il connait la fac, qu’il sait ce qu’ils veulent, et il me donne un emploi du temps avec tampon de l’établissement. Voilà qui sonne très « descriptif des programmes des formations suivies certifié par l’établissement ».
Je décide donc de contacter la fac, vaguement paniquée à l’idée qu’il me reste trois jours pour peut-être collecter auprès de mes professeurs un « descriptif des programmes des formations suivies » rédigé pour l’occasion. Mme T. à qui je m’étais adressée, me répond rapidement que je dois m’adresser à Mme C. Madame C. me répond à son tour que je dois m’adresser à Mme T. A ce stade, je me rends compte que même la fac ne sait pas de quoi il est question.
Lorsque je lui réponds que c’est Mme T. qui m’envoie, la très aimable Mme C. me téléphone en tentant de régler le problème avec moi. La pauvre ne sait pas non plus de quoi il s’agit.
Elle recontacte Mme T., qui finit par me dire que « normalement, c’est un document indiquant les programmes de formations que vous avez suivies dans votre lycée ». En gros, elle a rajouté « indiquant » et « que vous avez » et a retiré « certifié ». Tout de suite, j’étais très avancée. Tout ça pour m’entendre dire que oui oui, le BO signé suffirait. Si on y pense, en fait ça sert à rien ?
Je me suis alors rendue compte qu’il me manquait un relevé de notes pour le dossier. Sagement, j’ai lâché l’affaire.

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